Nous n’entendions pas les sirènes. La télévision diffusait du football. Un match amical France-Allemagne. Un symbole, un parmi d’autres. Dans les moments de tragédie, ils se manifestent à nous, hallucinations convaincantes. France-Allemagne. Amical. Une heure plus tard, plusieurs commentateurs s’accordaient à dire que nous étions en guerre.
Nous n’entendions pas les sirènes, ni celles de la police, ni celle du Samu ou des ambulances. Nous étions ensemble et, rétrospectivement, telle une poule frappée de démence, je ne cesse, au lendemain du massacre, de compter mes petits. Les miens, ceux des amis, les amis d’amis. Le cercle s’élargit. On se rassure. C’est un réflexe contre l’effroi.
Vers 22 heures, les téléphones se mettent à sonner ; cette sirène intime, on l’entend toujours. Les gens s’inquiètent, pour nous, parce que nous habitons près de la République, parce que nos enfants fréquentent les lieux dont nous voyons à présent les images en boucle : vitres brisées, taches de sang, corps à demi dénudés, cuisses, épaules d’inconnus. Je masque mes yeux, comme si je ne l’avais pas perdue des années plus tôt, cette virginité du regard. Nous avons déjà vu des corps décharnés, décapités, démembrés, des silhouettes qui tombent par les fenêtres, des soldats piétinés, violés, des cadavres, des cadavres, des cadavres. Nous avons tout déjà vu et je me masque les yeux. Est-ce par respect pour l’intimité dévoilée de ceux qui, un très bref instant apparaissent à l’écran ? Est-ce pour ne pas y croire, façon autruche ? Est-ce pour continuer d’y croire ? Croire à quoi ? A l’humanité, au bonheur, à la droiture, à l’honnêteté, à la pensée.
Les téléphones sonnent, tous en même temps. On se rassure les uns les autres. Certains appels arrivent de l’étranger. Des gens nous parlent, et dans leur voix, dans leur inquiétude, on se rend compte que c’est à nous que ça arrive. A nous. Mais qui sommes-nous ? Nous, les habitants du Xème. Nous, les parisiens. Nous, la France, un pays où, je l’ai appris récemment, soixante quinze langues, autres que le français, sont parlées chaque jour. Un pays de fleuves et de forêts. Un pays où l’on peut se faire soigner gratuitement. Où la plupart des gens font la gueule. Où l’on n’est pas très poli. Où l’école est obligatoire. Où l’on n’aime pas plus les étrangers qu’ailleurs. Un pays au climat tempéré, à la gastronomie surfaite selon certains. Un pays qui se regarde et ne se reconnaît pas. Malgré les modestes utopies réalisées, le progrès, la recherche, un confort relatif, le reflet dans le miroir hurle quelque chose, une parole inarticulée, incompréhensible. Qui sommes-nous ? Nous, la démocratie. Nous, les laïques. Nous, les gens qui mangent au restaurant. Nous les gens qui vont au concert. Nous les jeunes et les vieux. Nous tout le monde. N’importe quand, n’importe comment.
Hier, toute cette nuit, aujourd’hui et peut-être demain, nous avons été, sommes, serons des cibles. Ne pas se laisser réduire à ça, à ce double rôle que nous propose la terreur : spectateur ou cible. Tu regardes le feuilleton depuis ton canapé ou tu te déplaces dans la ville en essayant d’éviter les rafales de kalach’. Quand la mort devient un jeu, il est impératif de quitter l’arène. Quitter l’arène morbide, fanatique, simpliste, avilissante. Proposer d’autres règles, d’autres jeux. Sortir de la dualité du comme et du pas comme, ne pas se laisser fasciner par les miroirs. Etre soi. Aimer vivre. Etre humain.
Agnès Desarthe