Vendredi 15 mars au salon Livre Paris, ATLAS a présenté une surprenante joute de traduction russe sur le stand de la région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur. Trois traducteurs étaient en scène : Paul Lequesne et Yves Gauthier, arbitrés par leur compère Valéry Kislov. Nous avons découvert les sonnets d’un mystérieux auteur du XVIe siècle : Guillaume du Vintrais. Un nom qui ne sonne pas russe me direz-vous ? Alors voici l’histoire d’une mystification littéraire et quelques commentaires savoureux des jouteurs après une lecture ayant porté haut l’art poétique.
Qui est Guillaume du Vintrais ?
par Valéry Kislov
“Yakov Kharon et Youri Weinert, tous deux arrêtés en 1937 et condamnés à 10 ans de camps au titre de l’article 58 pour activité contrerévolutionnaire, se retrouvent dans un lieu appelé par ironie cruelle du sort “Svobodnoïe” (libre). Les deux détenus travaillent dans un atelier du camp, se lient d’amitié et s’amusent à composer des sonnets stylisés pour le compte d’un poète français du XVIe siècle baptisé Guillaume du Vintrais (l’anagramme du nom de famille de Weinert). Une biographie rédigée plus tard sera consacrée surtout à l’analyse marxiste de l’époque, à la critique du régime féodal et de l’obscurantisme religieux ; l’art des sonnets y occupera une petite place. Quant aux renseignements sur le poète même, ils sont très lacunaires. Né en 1553, le gentilhomme gascon, duelliste et coureur de jupons, poète de la Cour, ami (et rival) d’Agrippa d’Aubigné, est l’auteur de vers contre le massacre de la Saint-Barthélemy qui le conduisent à la Bastille et à la condamnation à la peine de mort. Cette peine sera remplacée par l’exil en Angleterre. De retour en France, il rejoint Henry IV pour se battre à ses côtés. Il meurt en 1602.
Ainsi, derrière les barbelés, la traduction progresse, les sonnets en russe se multiplient. La première édition manuscrite date de 1946. En 1947, la peine purgée, les deux traducteurs partent du camp avec 4 (5 ?) exemplaires du livre, fabriqués à la main, comprenant 40 sonnets, une préface et un portrait de l’auteur (photo du même Weinert avec une moustache et une barbe en pointe rajoutées au crayon).
La nouvelle arrestation des deux traducteurs en 1948 et leur condamnation à l’exil illimité compliquent considérablement le travail : ils composent les sonnets séparément et en discutent par correspondance.
Après la mort de Youri Weinert en 1951 et sa propre libération en 1954, Yakov Kharon reprend le travail sur le recueil. A peine rentré du camp, il relit les sonnets, rédige une préface et des notes commentaires, retape tout le texte à la machine, perce chaque feuille et relie les pages avec spirale pour assurer la deuxième édition et la première édition complète des œuvres de Guillaume du Vintrais. Ce n’est qu’après qu’il s’occupe de ses papiers de réhabilitation.
Il faut attendre un demi-siècle pour la troisième édition : Chansons méchantes de Guillaume du Vintrais : commentaire prosaïque à une biographie poétique, Moscou, 1989.”
Paul Lequesne & Yves Gauthier à propos de leurs travaux :
“Voici nos œuvres.
Nous avons traduit, Yves et moi, selon des principes assez différents. Yves a vraiment traduit ces poèmes, en respectant la lettre de très près, mais sans négliger la forme pour autant.
J’ai disposé, moi, de plus de temps (voilà trois ou quatre mois que je travaille à ce recueil et en ai traduit plus du tiers), et ai choisi de plutôt reconstituer ce qu’aurait pu être le texte français traduit par Weinert et Kharon.
Ce choix me donne beaucoup plus de liberté : je peux décider que tel terme utilisé par les “traducteurs” russes sert en réalité à rendre tel terme français qu’il n’ont pas bien compris ou qu’ils ne pouvaient caser à cause du mètre ou de la rime. Par ailleurs, si je m’interdis, autant qu’il m’est possible, les anachronismes lexicaux, le procédé me permet de jouer avec la souplesse du français ancien, de puiser dans les archaïsmes, de recourir à des constructions latines etc.
Sans nous concerter, Yves et moi avons adopté ici le dodécasyllabe (et même l’alexandrin en ce qui me concerne) au lieu de l’octosyllabe du texte russe, pour la simple raison que le français prend plus de place que le russe — ne serait-ce qu’à cause des articles et d’un plus grand usage des prépositions.
Cher Yves,
Es-tu d’accord avec ce que j’écris plus haut ?
En fait, je regrette que nous n’ayons pas disserté davantage sur notre travail lors de la joute. Au lieu de parler de la transmutation du fromage en foie gras, j’aurai dû expliquer d’abord ce qu’était un sonnet, puis faire entendre combien la contrainte formelle poussait à la (re)création. J’aurais aimé aussi t’entendre parler de la dimension chamanique qu’a pour toi la traduction littéraire.
Enfin, tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu tenais absolument à conserver le mot “flaque” dans le quatrain d’Ivanovski.
Je t’embrasse,
P.
***
Cher Paul,
(…) Après coup, je pense que nous aurions dû accompagner chaque lecture d’un auto-commentaire montrant les dessous du dessus. Dans ce genre de show, il faut être à la fois l’ours et le montreur d’ours, le traducteur et l’exégète de la traduction.
(…)
Sur les anachronismes, je suis moins rigide que toi. Aragon traduisit сумасброд par « anar » qui n’existait pas au temps d’Eugène Onéguine, mais qui dira qu’il le fit pour la rime ?
Pourquoi je tiens tant au mot flaque ? La flaque d’eau (ou flaqu’d’eau), c’est trivial et sale, c’est ce qu’on a sous les semelles. Chez Ivanovski, ça s’oppose à la lune, mais aussi à la Voûte, au Ciel, et je regarde cette opposition comme le nerf de ce petit quatrain. En choisissant le mot étang, on élève la flaque en grade, on l’anoblit… Pour pauvre qu’elle soit, la rime flaque d’eau/en moins beau présente l’avantage de faire « sonner la dissonance », sémantiquement, esthétiquement. Donc : j’y tenais beaucoup. Quand je tiens à une image, je ne rechigne pas à sacrifier un peu du reste…
Mais tu es un sonnetiste formidable ! Jouter contre toi, c’est aller à la boucherie.
Yves, qui pleure.
***
Cher Yves,
Ne pleure pas. Ça me fait du mal.
Pour la flaque, tu as entièrement raison — je m’avoue volontiers vaincu. J’irai voir le barbier tout à l’heure pour qu’il panse ma plaie.
Pour le reste, nous avons tout de même fait entendre Vintrais en français, pour la première fois depuis près de 5 siècles. Ça n’est pas rien, non ?
Paul
Sonnets originaux
1. ПРЕДЗНАМЕНОВАНИЯ
Маркизе Л.
Над городом лохматый хвост кометы
Несчастия предсказывает нам.
На черном бархате небес луна
Качается кровавою монетой
Вчера толпе о преставленье света
На паперти Нотр-Дам вещал монах;
Есть слух, что в мире бродит Сатана,
В камзол придворного переодетый.
В тревоге Лувр. Король — бледнее тени.
В Париже потеряли к жизни вкус.
И мне, маркиза, не до развлечений!
Покинув свет, тоскую и молюсь:
Тоскую — о возлюбленной моей,
Молюсь — скорей бы увидаться с ней!
16. МЕА CULPA!
Маркизе Л.
Чтоб в рай попасть мне — множество помех:
Лень, гордость, ненависть, чревоугодье,
Любовь к тебе и — самый тяжкий грех —
Неутолимая любовь к Свободе.
Ленив я. Каюсь: здесь моя вина.
Горд. Где найти смиренье дворянину?
Как обойтись французу без вина,
Когда он пил на собственных крестинах?
Любить врагов? Об этом умолчу!
С рожденья не умел. И не жалею.
В любви к тебе признаться? Не хочу:
Тебе признайся — будешь мучить злее.
Отречься от Свободы? Ну уж нет:
Пусть лучше в пекле жарится поэт!
40. В ИЗГНАНИЕ
Осенний ветер шевелит устало
Насквозь промокший парус корабля.
А ночь темна, как совесть к а р д и н а л а , —
Не различишь матроса у руля.
Далеко где-то за кормой — земля.
Скрип мачт, как эхо арестантских жалоб.
Наутро Дуврские седые скалы
Напомнят мне про милость короля…
О Франция, прощай! Прости поэта!
В изгнание несет меня волна.
На небесах — ни признака рассвета,
И ночь глухим отчаяньем полна.
Но я вернусь!… А если не придется —
Мой гневный стих во Францию вернется!
100. НА БЕРЕГУ СТИКСА
Пройдут года. Меня забудет мир.
Листы моих стихов загадят мухи.
Какой-нибудь невежда вислоухий
В них завернет креветки или сыр…
Что жизнь моя? Что творчество и слава?
Самообман. Химера. Сказка. Сон.
Меня на свалку отвезет Харон —
Мышам и глупым совам на забаву.
Мой юмор злой, мой стихотворный пыл
Зальют зловонной клеветой попы —
Я не дойду к грядущим поколеньям!
И если бы в Агриппиных твореньях
Меня бессмертный автор не л я г а л , —
Чем доказать, что я существовал?…
Traductions de Paul Lequesne
1. Présages
à la Marquise de L.
Au-dessus de la ville une hirsute comète
À la population annonce son malheur
Au velours noirs des cieux la lune sans chaleur
Tel un sanglant écu roule sa ronde tête
Hier sur le parvis de Notre-Dame un moine
À la foule annonçait la fin de l’Univers
Le bruit court que le diable est sorti de Vauvert
Et arpente le monde en chape de chanoine
Dans le Louvre alarmé le Roi se désespère
Le rire en tout Paris n’a plus droit de cité
Et moi n’ai plus, marquise, une once de gaieté
De ce monde exilé, je languis en prière
Je languis de l’amour que me donnait ma belle
Et je prie le Seigneur de m’envoyer près d’elle
16. МЕА CULPA !
À la Marquise de L.
Pour gagner paradis, je suis fort empêché
Par paresse et fierté, colère et gourmandise,
Mon amitié pour vous et — comble de péché —
L’amour de liberté dont mon âme se grise.
Paresseux, je le suis. M’en repens : suis fautif.
Fier. Mais quel gentilhomme en mérite anathème ?
Et comment un Français au vin serait rétif,
Quand il en but le jour de son propre baptême ?
Aimer ses ennemis ? Je passe sous silence !
J’en suis né incapable. Et n’en ai point regret.
Vous dire mon amour ? Je n’en ai la puissance :
Vous l’avouer — et le mal ne serait qu’en progrès.
Renier ma liberté ? Onc n’aurai ce travers :
Mieux vaut pour le poète aller cuire en enfer !
40. EN EXIL
Le vent d’automne émeut de son haleine lasse
La voile du vaisseau alourdie de moiteur.
D’un cœur de cardinal la nuit a la noirceur :
Le nocher au timon n’est qu’une ombre fugace.
Qu’on suive le sillage, il n’est plus nulle terre.
Le mât grince en écho aux plaintes des captifs.
À Douvres au matin la blancheur des récifs
De la grâce du roi me fera le sommaire…
Pays de France, adieu ! Sois clémente au poète !
Les vagues de la mer m’emportent en exil.
Il n’est rien dans les cieux qui annonce l’aubette,
Et d’un sourd désespoir la nuit trace pourfil.
Un jour je reviendrai !… Et si ne tiens revanche,
Ce sont mes vers furieux qui franchiront la Manche !
Variante :
Un jour je reviendrai !… Et si ne le dois pas,
Ce sont mes vers furieux qui franchiront le pas !
100. SUR LA RIVE DU STYX
Passeront les années. Le monde m’oubliera.
Mes pages de sonnets seront conchiés des mouches
Quelque rustre ignorant que leurs appas ne touchent
Sans crainte y roulera crevettes ou foies gras…
Que fut ma vie ? Que sont mon œuvre et mes lauriers ?
Un leurre. Une chimère. Un conte bleu. Un songe.
Charon au Mont-Orgueil me porte et puis m’allonge
Au grand bonheur des rats et du fol épervier.
Mon esprit corrosif, mon ardeur à la rime,
Les fétides sermons des prêtres les abîment —
Jamais je n’atteindrai à la postérité !
Et si onc Agrippa en son œuvre immortelle
Ne m’avait gratifié de sa verve cruelle,
Quelle preuve aurait-on que j’aie pu exister ?
Traductions d’Yves Gauthier
1. Augures
À la marquise de L…
La comète nébuleuse, qui sur nous brille,
Annonce à la cité de bien sombres augures.
La lune sur le velours noir des cieux obscurs
Comme un écu couleur de sang, là-haut, brasille.
Sur le parvis de Notre-Dame, hier en ville,
Nous parlait de la fin des temps un moine en bure.
Il paraît que rôde Satan – le bruit perdure –,
Qu’en chemise de courtisan il se rhabille.
Le Louvre est aux abois, le roi n’est plus qu’une ombre.
De goûter à la vie Paris n’a plus la guise.
Je n’ai plus le cœur à rire, chère marquise !
Je me languis dans la prière, loin du monde :
Je me languis de ma mie, de mon âme sœur,
Pour la revoir bientôt je prie, à la bonne heure !
16. Mea culpa
Que d’obstacles sur le chemin du paradis !
Haine, oisiveté, fierté, avidité…
L’amour de toi et – le plus grave des péchés –
L’amour de la Liberté, qui point ne tarit.
Car je suis oisif. Fier. Voyez m’en repenti.
Mais un vrai noble saurait-il se résigner ?
Un Français survit-il sans mouiller son gosier ?
Le jour de son baptême il s’avine à l’envi.
Aimer mes ennemis ? Je m’en garderai bien !
Jamais je ne le fis ni ne le ferai point.
Te déclarer ma flamme ? Je ne suis pas d’accord :
Mon aveu te rendrait plus cruelle encore.
Que je renie la liberté ? Non ! Que nenni !
Plutôt aller au diable avec ma poésie !
40. Vers l’exil
Mollement ballottée par un vent automnal,
La voilure claque détrempée par les eaux.
Noire est la nuit comme l’âme d’un cardinal ;
On ne voit plus à la barre le matelot.
Derrière l’étambot file le littoral.
Le mât grince en écho aux plaintes des bagnards.
À l’aube devant Douvres et ses rochers blafards
Je penserai demain à la grâce royale.
Ô France, adieu ! Et pardonne le poète !
La vague m’emporte vers un lointain exil.
Les premiers feux du jour sont bien loin de paraître,
D’un profond désespoir la nuit noire s’habille.
Mais je reviendrai !… Sans moi, dans le cas contraire,
En France reviendront – acrimonieux – mes vers !
100. Au bord du Styx
Le monde m’oubliera, de par l’œuvre des âges.
Les mouches souilleront mes vers de leur chiure.
Cela jusqu’au jour où un bougre sans culture
Y empaquètera crevettes ou fromage.
Las ! qu’est-ce que ma vie ? et l’art et les hommages ?
Illusion. Leurre. Chimère. Fable. Pour sûr
Le nocher Charon me jettera en pâture
Aux souris, aux chouettes sottes et sauvages.
Les curés honniront, puants calomniateurs,
Mon humour plein de fiel et mes vers pleins d’ardeur.
Et la postérité ne me connaîtra pas.
Si je n’avais été par les vers d’Agrippa,
Grand poète immortel, à la plume incité,
Qui eût jamais prouvé que je pusse exister ?
Ignati Ivanovski (1932-2016)
Луна взошла на небосвод.
И отразилась в луже.
Как стихотворный перевод:
Похоже — но похуже.
La lune fait son ascension.
Son reflet dans la flaque d’eau:
On dirait une traduction,
Très ressemblant, mais en moins beau.