
Marianne Tufvesson partage son temps entre la ville de Göteborg la région rurale de Dalsland, en Suède. Elle a traduit un peu de tout pendant sa carrière, en commençant par une petite anthologie de poètes français, pour ensuite enchaîner avec des BD, divers textes pragmatiques et, depuis bientôt 20 ans, principalement des romans français. En 2017 elle a reçu le prix Årets översättning (traduction de l’année) pour sa traduction de Histoire de la violence par Édouard Louis, et en 2022 le prestigieux Prix Elsa Thulin. Des auteurs qu’elle a traduits on peut citer May-Lis de Kerangal, Agota Kristof, Agnès Desarthe, Jean-Baptiste del Amo et Jean-Claude Mourlevat. De l’anglais elle a traduit entre autres Max Porter et Clarie Keegan.
Pendant sa résidence Culture Moves Europe, Marianne travaille sur la traduction de Cher Connard de Viginie Despentes vers le suédois.
Tu as travaillé pendant ta résidence sur la traduction de Cher Connard en suédois. Entre le contexte socio-culturel et l’argot, plusieurs défis de traduction ont dû se présenter !
Peux-tu nous donner quelques exemples ?
En fait, j’ai buté déjà sur le titre. En Suède, ce n’est pas le traducteur qui décide pour le titre, lequel est choisi par la maison d’édition en tenant compte de ses qualités commerciales. Par contre, le traducteur est souvent consulté, et dans le meilleur des cas, le choix final est le résultat d’un accord commun. Sous beaucoup d’aspects le suédois est une langue riche, mais au niveau de l’argot j’ai l’impression qu’on tombe soit dans de vieux films des années quarante, soit dans le jargon des quartiers d’immigrés. Il est difficile de trouver l’équivalent d’une certaine catégorie d’expressions françaises qui se réfèrent souvent au sexe (comme enculé, con, putain, etc). Dans le registre des insultes, on jure plus souvent par le diable et l’enfer que par le cul chez les vikings.
Donc, Cher quoi ? Le mieux que j’ai trouvé jusqu’à maintenant est ”Kära kräk”, qui exprime quand-même d’une façon assez musclée du mépris profond. D’autres alternatives sont ”Kära arsle”, ”Kära rövhål”, ou tout simplement ”Kära idiot”. J’espère toujours me réveiller un matin avec Le Titre Parfait en tête.
Autre difficulté : la terminologie de la drogue, y compris l’héroïne, le crack et la cocaïne. Vu mon manque d’expérience personnelle à ce niveau, j’ai voulu me jeter dans les recherches Internet, comme je le fais pour tout ce qui m’échappe dans d’autres domaines. Bizarrement je n’arrivais pas à accéder aux forums adéquats, où habituellement on peut trouver réponse aux questions les plus délicates. Il m’a fallu du temps avant de comprendre que le réseau wifi de la ville d’Arles n’est pas sans limites…

La littérature scandinave, et suédoise, est assez populaire en France. Qu’en est-il de la littérature française en Suède ?
En ce qui concerne la littérature traduite, l’anglais domine cruellement le marché. Comparé aux autres langues, le français ne se défend pas trop mal, en grande partie grâce à quelques enthousiastes courageux en tête de maisons d’éditions indépendantes. Et bien sûr, grâce à moi et mes collègues traductrices (eh oui) dévouées ! Malheureusement l’avenir ne semble pas très prometteur, vu que le français est en recul comme langue étrangère dans l’enseignement. Mais espérons que cette tendance sera réversible.
Dans Misère et splendeur de la traduction, par José Ortega y Gasset, il y a cette phrase : « De toutes les langues européennes, celle qui facilite le moins la tâche du traducteur est la langue française. ». Qu’en penses-tu ? Quelles sont pour toi les particularités de la traduction du français en suédois ?
Cela me paraît injuste envers le français, qui à mon avis offre bien plus d’assistance au traducteur que par exemple l’anglais, où chaque règle est assortie d’au moins dix exceptions et dont le vocabulaire pousse dans tous les sens (excusez-moi, chers amis anglais). Le suédois, alors ? Un des grands atouts de ma langue maternelle est sa plasticité ; on peut facilement créer de nouveaux mots en faisant des mots composés, là où le français se voit obligé de recourir aux assemblages plus laborieux. Le suédois a un penchant pour les verbes, tandis que le français préfère les noms, tout comme les deux langues diffèrent en ce qui concerne le concret versus l’abstrait, où ma langue cherche à s’appuyer sur la réalité visible, alors que la langue de Molière ne craint pas de se lancer dans le vide.
Pour continuer à généraliser, le français vénère la syntaxe élaborée, les phrases longues, les fioritures, alors que le suédois se sent plus à l’aise avec le succinct, le puritain, le terre à terre. En tant que traducteur du français, il faut tenir compte des ces spécificités, et adoucir, ou au moins éviter de renforcer, des traits de langue qui risquent de taper dans l’œil d’un pauvre viking barbare.

Certains traducteurs commencent leurs travaux par une phase de déchiffrage, d’autres disent avoir besoin de lire à voix haute… Comment travailles-tu tes traductions ? As-tu une « journée-type » de travail ?
Je fais partie des lève-tôt dont le cerveau s’éteint vers le soir, et donc j’essaye de profiter des heures de lumière. Par contre je n’arrive pas à rester trop d’heures d’affilée sur une chaise sans bouger. Il est impératif de contrebalancer l’immobilité requise par le métier en rajoutant de l’exercice physique au programme. Les promenades à pied ou en vélo, un tour à la piscine, une séance de yoga dans la salle de sport, plus quelques pauses café, tout cela apporte de l’oxygène (et de la caféine) à la machine traductrice.
Sinon, je travaille mes traductions style vache : je mâche, je remâche, je ressasse, par moments je recrache (le superflu, les répétitions non voulues). C’est un processus lent et long pendant lequel le texte prend forme peu à peu ; j’enlève, je rajoute, je pèse les mots, je pense à mon mal de dos. Et caetera. Finalement arrive le moment où je me sens prête à imprimer le tout pour ensuite m’installer dans un café stylo à la main et faire une ”dernière” lecture (il en suivra x autres une fois que le manuscrit sera envoyé). Quant à la lecture à voix haute je suis plutôt pour. Il paraît que Flaubert pratiquait la technique du ”gueuloir” pour perfectionner le rythme, et je me dis que je vais peut-être adopter la même méthode pour finir ma résidence en beauté. Après tout, nous avons parmi nous une Croate qui joue du saxo au bord du Rhône, un Italien qui chante de l’opéra sur la terrasse, alors pourquoi pas une Suédoise qui gueule du Despentes à haute voix dans sa chambre ?

Tu auras passé 3 mois en tout ici : peux-tu nous parler de la vie en résidence au Collège des Traducteurs, à Arles ? Que t’a-t-elle apporté ?
La chose la plus évidente est que cela m’a permis d’échapper à l’hiver suédois. En arrivant à Arles au mois de décembre j’ai pu constater que la journée offrait au moins trois heures de plus de lumière par rapport à chez moi, le plus souvent accompagnées d’un soleil magnifique. Un vrai régal. En Suède on a cette expression julstress (”stress de Noël”) qui malheureusement désigne une réalité assez répandue. Eh bien, j’y ai échappé aussi !
La résidence forme un monde à part, où l’on vit un peu comme dans une bulle, entouré par des gens bienveillants et toujours prêts a partager – que ce soit des repas, des moments, des expériences, mais sans exigences. On respecte les autres, chacun y met du sien, et c’est assez extraordinaire de voir à quel point cette vie en collectivité fonctionne bien et sans heurts. J’ai trouvé ça très consolateur vu les temps sinistres que l’on traverse …
C’est un luxe inouï d’avoir trois mois entiers devant soi, à remplir de travail, de promenades, de discussions intéressantes, de repas en commun, de matchs de rugby, de films, de lectures de poésie, de concerts, et plein d’autres choses encore. Cela paraît une éternité, mais voilà que la résidence touche à sa fin, et je n’ai toujours pas trouvé le temps d’aller ni à Avignon, ni à Aigues-Mortes. Comme quoi il faudra revenir à Arles, mais aussi faire d’autres résidences, ailleurs, d’autres voyages. À juger du nombre de résidents qui reviennent régulièrement au CITL, cela devient vite une addiction. Je me déclare désormais prête à me joindre à cette bande de traducteurs dépendants.

Cher Connard, de Virginie Despentes
(Grasset, 2022)
« Cher connard,
J’ai lu ce que tu as publié sur ton compte Insta. Tu es comme un pigeon qui m’aurait chié sur l’épaule en passant. C’est salissant, et très désagréable. Ouin ouin ouin je suis une petite baltringue qui n’intéresse personne et je couine comme un chihuahua parce que je rêve qu’on me remarque. Gloire aux réseaux sociaux : tu l’as eu, ton quart d’heure de gloire. La preuve : je t’écris. »
Après le triomphe de sa trilogie Vernon Subutex, le grand retour de Virginie Despentes avec ces Liaisons dangereuses ultra-contemporaines.
Roman de rage et de consolation, de colère et d’acceptation, où l’amitié se révèle plus forte que les faiblesses humaines…

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