Dans le cadre de la session chinoise 2018 de la Fabrique des Traducteurs, l’auteur Emmanuelle Pagano a rencontré le vendredi 20 avril les participants à l’atelier et plus particulièrement Yannan Wu qui a choisi de traduire Nouons-nous (P.O.L, 2013). Après un déjeuner convivial, elle s’est livrée à une séance de travail collective dont Johanna Gayde, une des trois traducteurs français, a souhaité restituer la teneur.
Lorsque j’ai appris que j’étais sélectionnée pour cette Fabrique des Traducteurs, j’étais très curieuse de connaître les textes sur lesquels allaient travailler mes futurs collègues. J’ai ainsi eu un vrai coup de cœur pour Nouons-nous d’Emmanuelle Pagano que traduit en chinois Yannan Wu. Nous avons eu l’occasion de travailler sur des extraits de ce livre en séance collective et nous avons tous été impressionnés du talent de Yannan à rendre en chinois le rythme et les sonorités du texte original.
Comme si nous n’étions pas assez gâtés dans cet atelier, on a eu Emmanuelle Pagano toute une après-midi pour nous. Le luxe. Cette question de la relation qui se noue entre un auteur et son traducteur est un sujet fascinant. Assister à cette première rencontre entre Emmanuelle Pagano et Yannan a été un moment très enrichissant pour nous tous. Et j’ai eu envie, avec Yannan, de vous en parler ici.
D’après le site internet des éditions P.O.L, Emmanuelle Pagano est « née en septembre 1969 dans l’Aveyron, elle vit et travaille sur le plateau ardéchois, mais parfois s’échappe en résidence vers des lieux plus confortables où elle écrit sans se préoccuper de la quantité de bois à rentrer ».
La critique parue dans Les Inrockuptibles à la sortie de Nouons-nous en 2013 nous a parue si juste que je ne résiste pas à en reprendre un passage : « Pagano disperse, varie les voix et les situations, multiplie les points de vue et éclate sa narration en une multitude de fragments qui racontent deux histoires parallèles et universelles : l’histoire de l’amour et l’histoire du couple. À la première personne, Pagano prête sa plume à des hommes et des femmes sans prénom, qui dévoilent en quelques lignes leur intimité, dépiautent leurs relations sans pour autant en faire grand cas : c’est l’ordinaire, le quotidien, l’action qui incarnent ici les sentiments. (…) (Clémentine Goldszal, Les Inrockuptibles, 16 octobre 2013)
Yannan Wu : C’est par hasard, fin 2017, que j’ai découvert Nouons-nous et son auteur. J’assistais alors à un cours sur la poésie moderne à l’EHESS à Paris, intitulé « Comment penser la relation entre nous et les autres à travers la poésie ». La professeure présentait Nouons-nous en avouant qu’elle était très jalouse de ce titre qui aurait été parfait pour son séminaire. Je me suis empressée de le lire et j’ai été saisie par le style de l’auteur, si limpide et si poétique. C’est un livre dans lequel les relations amoureuses sont décrites à travers des petites scènes très concrètes du quotidien, loin des clichés. Dans chaque fragment, même en seulement deux ou trois phrases, l’auteur parvient à nous raconter une histoire complète. J’ai été conquise. Participer à la Fabrique des traducteurs avec ce livre me donne l’opportunité de m’approcher au plus près du texte, de son style, de ses mots. J’espère parvenir à restituer la beauté de ce texte aux lecteurs sinophones.
Toute petite, bien avant de savoir lire et écrire, Emmanuelle Pagano invente déjà des histoires dans sa tête dont elle s’efforce de garder en mémoire tous les éléments. Quand elle commence à écrire, elle se dit que c’est vraiment chouette de ne plus avoir à tout mémoriser.
Adolescente, elle envoie un manuscrit à plusieurs grandes maisons d’édition. N’ayant pas de réponse, elle pense qu’elle ne deviendra jamais écrivain.
La lecture est chez elle une véritable manie : quand elle est seule, elle effectue chaque tâche du quotidien, même se brosser les dents, en lisant. Dans ses lectures, pas de classiques, mais essentiellement de la littérature contemporaine. Lors de notre rencontre, elle a deux livres avec elle : Nos vies de Marie-Hélène Lafon (2017) et Regarde les lumières, mon amour d’Annie Ernaux (2014).
Elle voyage toujours avec sa liseuse qui, en ce moment, contient l’intégralité de l’œuvre de l’auteur suisse Charles Ferdinand Ramuz.
Un roman qu’elle a beaucoup aimé récemment : Échappée d’Agnès Dargent (2000).
L’œuvre d’Emmanuelle Pagano est déjà traduite en une quinzaine de langues. Nouons-nous l’est en anglais, croate, macédonien, suédois, et bientôt en chinois ! Elle est devenue proche de sa traductrice croate et de ses traductrices anglaises avec lesquelles elle a beaucoup échangé quand elles travaillaient sur ses textes. D’après elle, il est très important, d’un livre à l’autre, et même lorsqu’on change d’éditeur, de garder le même traducteur vers une langue, une façon, comme elle dit, de conserver sa voix dans cette langue. Depuis qu’elle est traduite, elle se rend compte qu’il n’y a que les traducteurs qui, travaillant au plus près du texte, s’aperçoivent de certaines erreurs. Elle trouve bizarre qu’un traducteur ne lui pose aucune question sur le texte qu’il traduit. Elle est consciente des difficultés que représente la traduction de ses livres dans lesquels elle emploie des mots et expressions du sud de la France, comme par exemple « ça pègue » qui signifie « poisseux, collant ».
En ce qui concerne la genèse de Nouons-nous, c’est au cours d’un échange de mails avec un ami que l’expression « Nouons-nous » lui vient. Et de là, l’idée d’écrire sur le thème des relations amoureuses. Dans le même temps, elle découvre la photographie et réalise qu’une photo, une nature morte par exemple, contient toujours une histoire complète. Elle essaie alors de faire la même chose avec des fragments de textes. Et finalement, les deux projets, les fragments d’un côté et les relations amoureuses de l’autre, finissent en un seul.
Nouons-nous rassemble plus de deux cent cinquante extraits, presque tous écrits à la même période, avec des choses très personnelles, des anecdotes arrivées à des proches, des scènes de film… Emmanuelle Pagano écrit en s’inspirant de tout ce qui l’entoure.
Quant à la traduction, Nouons-nous, en plus du rythme et de la poésie de la langue, comporte, selon Yannan, bien d’autres aspects difficiles à rendre en chinois : jeux de mots, jeux sur le genre, ambiguïté et étymologie des mots.
Par exemple, rendre le rythme du texte original dans la langue chinoise :
等他时,我觉得他无处不在,远方,所有的身影,都是幻象。
他不来,我仍觉得能看到他,近处,所有的身影,都是失望。
« Quand je l’attends, je crois le voir partout, et toutes les silhouettes, lointaines, sont des arrivées. Quand il ne vient pas, je crois le voir encore, et toutes les silhouettes, rapprochées, sont des déceptions. »
Conserver la rime du texte français :
« C’est triste mais pas folichon, c’est triste mais pas de la même façon. »
这很悲戚,但不滑稽,这很悲戚,但不讨喜,
Trouver des jeux de mots équivalents en chinois comme remplacer le mot saxophone par le mot “ xiao”, l’instrument de musique chinois, car “吹箫” a un sens sexuel qui correspond à l’effet voulu par l’auteur quand elle joue sur la ressemblance entre sax et sex :
我会让她坐下,为她泡茶,让她听我的音乐,我自己的音乐,富于变化,我会请她被我的气息,我的双唇,我的嘴,我的萧,我的旋律飘飘欲仙。
« Je lui proposerai de s’asseoir, je lui préparerai un thé, je lui offrirai d’écouter ma musique, ma musique à moi, toute en modulation, je l’inviterai à se laisser porter, par mon souffle, mon sax, ma bouche, mes lèvres, ma mélodie. »
Yannan a été ravie de cette rencontre, Emmanuelle Pagano est comme elle se l’était imaginée : une personne très sobre, née pour être romancière.
L’atelier français-chinois 2018 de la Fabrique des Traducteurs est soutenu par le CCTSS – Chinese Culture Translation & Studies Support, l’ambassade de France en Chine, l’Institut français, le Ministère de la Culture et de la Communication – Délégation générale à la langue française et aux langues de France, la SOFIA, la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, la Ville d’Arles, le conseil départemental des Bouches-du-Rhône.