Un atelier des philosophes français < > allemand / anglais / italien s’est déroulé du 28 octobre au 1er novembre au CITL d’Arles, dans le cadre du programme La Fabrique des Humanités. En conclusion d’une semaine d’intenses échanges sur les problématiques relatives à la traduction de textes philosophiques, Marc Crépon, directeur de recherches au CNRS (Archives Husserl) et actuellement directeur du Master de philosophie de l’université PSL, a été invité à participer aux échanges du groupe et à intervenir avec Marc de Launay, le coordinateur de l’atelier, lors d’une soirée publique. À cette occasion, il a prononcé une introduction dont il nous transmet aujourd’hui le texte intitulé “Horizon et destinée de la traduction”. Une méditation lumineuse sur la nécessité de la diversité des langues et de leur traduction.
Horizon et destinée de la traduction
À l’amoureuse des langues,
de la littérature et de leur traduction
I
Dans un récit extrait de L’Aleph, intitulé « Biographie de Tadeo Isidorio Cruz », on peut lire ceci qui pourrait servir d’exergue à l’ensemble des histoires que raconte Borges, tant elles sont communément hantées par l’irréversibilité du temps, autant que par l’éternité : « Toute destinée, pour longue et compliquée qu’elle soit, comprend en réalité un seul moment : celui où l’homme sait à jamais qui il est [1] ». Pour autant, il n’est pas sûr que nous soyons jamais en mesure de retrouver précisément ce moment perdu, de nous le réapproprier. Il est possible même que cet instant initiatique fasse l’objet d’une quête impossible qui n’aurait d’autre objet que de répéter son illumination absente. Quand aura-t-on décidé, si la décision fut jamais prise, de se laisser envahir par les livres, leur lecture, leur écriture, de circuler entre les langues, dans lesquelles ils furent écrits ?
Sur son épée d’académicienne, Barbara Cassin qui entrait sous la coupole, il y a peu, fit graver ces quelques mots empruntés à Jacques Derrida qui s’en était fait une définition parmi d’autres, la plus juste peut-être de la déconstruction : « Plus d’une langue ». Il y a trois façons au moins d’entendre cette sentence. La première est de la prendre comme une description. Dans chaque parole que nous proférons et dans les pages que nous écrivons, dans la langue donc qui nous porte et nous conduit, à l’oral comme à l’écrit, « il y a plus d’une langue » ; parce que la langue n’est pas faite seulement des écarts qui la constituent, mais de ceux également qui la séparent et la rapprochent en même temps des autres langues – c’est-à-dire de leurs propres écarts qui ne sont jamais tout à fait les mêmes et jamais totalement étrangers. Ils sont tout d’abord partie prenante de l’histoire de toute langue, comme l’atteste l’étymologie de ses vocables croisée avec celle des mots des autres langues, mais sont au moins autant constitutifs de son présent vivant. Voilà donc ce que nous dirait en un premier sens la sentence : il n’est pas vrai que les langues aient vécu (et vivent encore aujourd’hui) leur vie, indépendamment les unes des autres. Elles ne constituent pas des totalités closes, repliées sur elles-mêmes, dont il faudrait jalousement défendre « l’intégrité » ou protéger la « pureté », d’on ne sait quelle contamination extérieure.
[1] Borges, « Biographie de Tadeo Isidiro Cruz », dans L’Aleph, Œuvres complètes, tome I, bibliothèque de la Pléiade, p. 595.
Marc Crépon
Né en 1962, directeur de recherches au CNRS (Archives Husserl), actuellement directeur du Master de philosophie de l’université PSL.
Marc Crépon travaille en philosophie morale et politique, avec pour fil conducteur la question de la violence. Il a publié, entre autres : Les géographies de l’esprit, Payot, 1996 ; Le Malin génie des langues, Vrin 2000 ; Les Promesses du langage, Benjamin, Rosenzweig, Heidegger, Vrin, 2001 ; Nietzsche, l’art de la politique de l’avenir, PUF, 2003 ; Terreur et poésie, Galilée, 2004 ; Langues sans demeure, Galilée, 2005 ; Altérités de l’Europe, Galilée, 2006 ; La culture de la peur, identité, sécurité, démocratie, Galilée, 2008 ; Vivre avec, la pensée de la mort et la mémoire des guerres, Hermann, 2008 (traduit en anglais) ; La guerre des civilisations, Galilée, 2010 ; Le consentement meurtrier, éd. Du Cerf, 2012 ; Élections, de la démophobie, Hermann, 2012 ; La vocation de l’écriture, la littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence, éd. Odile Jacob, 2014 ; La gauche, c’est quand ?, éd. de l’équateur, 2015 ; L’épreuve de la haine, essai sur le refus de la violence, éd. Odile Jacob, 2016 ; Inhumaines conditions, combattre l’intolérable, éd. Odile Jacob, 2018.