
Pendant sa résidence Culture Moves Europe, Gita travaille sur la traduction de La Grande Beuverie, de René Daumal, vers le letton.

Pendant cette résidence, tu travailles sur la traduction de La Grande Beuverie de René Daumal. Est-ce la première fois que cette œuvre est traduite en letton ? Comment as-tu obtenu ce contrat de traduction ?
Oui, ce sera une première. La Grande Beuverie, ni d’ailleurs aucun autre livre de Daumal, n’a jamais été traduit en letton. L’œuvre de cet écrivain au destin météorique, disparu à l’âge de 36 ans, considéré aujourd’hui comme l’un des plus originaux de la première moitié du XXe siècle, reste à ce jour inconnue en Lettonie. Mais il faut dire qu’en France, il n’a jamais non plus occupé le devant de la scène médiatique ni reçu les honneurs de la culture officielle comme, par exemple, ses plus illustres contemporains : Breton, Sartre et Camus. Or, si on se souvient de sa fameuse « Lettre ouverte à André Breton » publiée dans la revue Le Grand Jeu : « Prenez garde André Breton de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes ».
Je ne me souviens plus très bien comment je suis tombée sur les textes de Daumal, ça remonte à il y a plus de dix ans maintenant… Je sais seulement qu’en les découvrant, j’ai tout de suite su qu’un jour je voudrais les traduire et leur trouver un éditeur, l’envie était là. Alors on dirait que 10 ans plus tard le moment est venu…
Et puis, en parlant des livres à traduire qu’on trouve ou qui nous trouvent – il y a parfois comme un phénomène des coïncidences ou des synchronicités qu’au début on pourrait qualifier de hasard ou de fatalité, mais à bien y regarder et en prenant du recul, on y aperçoit un enchaînement cohérent qui acquiert un sens. La première fois où je suis venue au Collège en 2005, j’ai traduit Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud, des années après – Les paradis artificiels de Baudelaire. Or, Daumal est souvent surnommé “le double de Rimbaud”, et une partie de La Grande Beuverie s’intitule Les paradis artificiels.

Peux-tu nous parler de cette traduction, des défis et des joies éventuelles qu’elle peut t’apporter ?
Parue chez Gallimard en 1938, La Grande Beuverie, met en scène le parcours initiatique d’un narrateur qui, après une soirée arrosée, s’aperçoit de la fragilité de la condition humaine et de la puissance trompeuse du langage.
Sous un titre qui menace le lecteur d’assister à des débats d’ivrognes, se dissimule une véritable odyssée à travers les faux-semblants de notre monde. Le désir de la « vraie vie » ici est symbolisé par la soif. Pour l’étancher, il n’y a que trois sortes de boissons : la commune, l’artificielle et l’authentique. La Grande Beuverie parle surtout de ses deux premières dont elle s’applique à démasquer la vanité et l’illusion. Porté par le rire et la dérision, ce récit entre pochade métaphysique, conte satirique et parabole onirique présente une critique des rouages de la société occidentale, et des jeux de langage réjouissants s’y déversent à flots continus. Or, traduire le rire et l’humour, on le sait, est un art délicat.
Rendre ces jeux – allitérations, néologismes, fausse étymologie etc. – surtout dans une langue bien éloignée du français, devient souvent un vrai tour de force. On est obligé de concilier cette équivalence formelle qui s’impose comme marque esthétique du texte avec la cohérence logique du discours. Un défi, certes joyeux, mais jamais gagné d’avance.
Par ailleurs, il y a tout un contexte historique et référentiel à prendre en considération. L’œuvre romanesque de Daumal prend ses racines dans une veine littéraire et philosophique qui relie Platon au Surréalisme en passant par le romantisme allemand, la tradition hindoue, la philosophie hégélienne, la pensée de Spinoza ou encore les œuvres de Rabelais et Jarry. Ni roman autobiographique ni pure fantaisie, ce livre peut être lu aussi comme une auto-fiction parodique, une expression transfigurée de l’espace intellectuel et social, celui des avant-gardes littéraires et artistiques dans la France de l’entre-deux-guerres.
Bref, dans Daumal il y a du mal, mais c’est un mal que je prends en joie et en patience.
Comment as-tu par exemple traduit les concepts de « Bougeotteur » ou de « Kirittiks », ou plus généralement l’humour grinçant de Daumal ?
Pour être honnête, pour le moment je ne suis encore qu’au stade du premier jet, et tout ce qui concerne les différents spécimens habitant la Jérusalem contre-céleste, comme Bougeotteurs, Pwatts, Kirittiks, Ruminssiés, Fabricateurs d’objets inutiles et bien d’autres, pour l’instant ça se présente sous forme de longs alignements de différentes variantes et possibilités parmi lesquelles j’ai encore du mal à trancher. Je suis encore au stade « générateur d’idées ». Pour Bougeotteurs ou Kirittiks, je pense pouvoir m’en sortir. En revanche, trouver en letton l’équivalent de la fausse étymologie du nom des Scients et des Sophes semble être une mission impossible, il va falloir trouver une déviation.
Pour mieux comprendre de quoi il s’agit, voilà un extrait : « Les Explicateurs, quant à eux, se divisent en deux lignées : les Scients (scientifiques et affiliés) et les Sophes (philosophes et affiliés) : les premiers cherchent à expliquer les choses. Les seconds expliquent tout ce que les premiers ne parviennent pas à expliquer. Les Scients prétendent que leur nom vient du latin scire, sciens, de même que le mot science, et qu’il est synonyme de savants. En réalité, il s’apparente à scier, les Scients s’occupant principalement à tout scier, hacher, pulvériser et dissoudre. Les Sophes font venir leur nom de celui de Sophie, qui est leur déesse, célèbre par ses malheurs et ses avatars. On a prouvé qu’en fait le mot n’était qu’une corruption de sauf, surnom que les sages leur donnaient jadis pour résumer certaines devises qu’on leur attribuait par dérision, telles que : « je connais tout, sauf moi-même », « tout est périssable, sauf moi », « tout est dans tout, sauf moi », et ainsi de suite. »

Pourquoi as-tu choisi de postuler à cette résidence Culture Moves Europe ?
Déjà la possibilité de passer 3 mois en France, avoir l’espace-temps nécessaire pour se consacrer exclusivement au travail de la traduction, est une opportunité plutôt rare. Puis aussi pour le plaisir des retrouvailles. Avec la ville d’Arles, le Collège, les collègues et amis – toute cette folle confrérie de traducteurs venant des quatre coins du monde. Au fil des années, Arles et son ancien Hôtel-Dieu – cette tour d’ivoire, comme on l’appelle parfois en rigolant entre nous et dont on a quelquefois du mal à s’arracher – dans ma géographie personnelle sont devenus des lieux importants, des lieux de soutien et d’échanges.
Avec les quatre autres résident·es de Culture Moves Europe, vous êtes arrivés début décembre au CITL et repartez en mars. Vous avez donc passé les fêtes de fin d’année ensemble ici ! Comment l’avez-vous vécu ?
Très bien ! On a pu goûter à un vrai bouillon des cultures et déguster la gastronomie en dix langues, découvrir les talents insoupçonnés des uns et des autres, échanger des cadeaux et chansons ou encore apprendre à dire « gueule de bois » selon les mœurs de dix pays différents. Le favori unanime a été le slovène « avoir le chat », une expression qui parmi nous s’est déjà folklorisée, le « chat » slovène risque fort de faire un tour d’Europe.

Qu’est-ce que cela t’apporte de travailler sur cette traduction en résidence ici, au CITL ?
Les traducteurs, on le sait, sont des gens difficiles qui ne sont pas toujours en mesure de créer dans leur environnement habituel. Constamment dérangés par la famille, des boulots alimentaires, les événements et amis, bref, tout ce qu’on pourrait appeler vie privée ou publique, a une tendance fâcheuse à leur mettre des bâtons dans les roues. Parfois, à force, ils commencent à être dérangeants pour eux-mêmes. Alors une des solutions peut être de s’éloigner de tout ça, changer d’environnement et de se réfugier dans des lieux dédiés et favorables à leur occupation – des résidences de traduction.
Maintenant pour répondre sérieusement – le fait d’être ici au CITL m’apporte donc avant tout l’espace-temps nécessaire pour travailler de manière non entrecoupée. Une sorte de concentration. Un autre aspect non négligeable, c’est la possibilité d’être en contact direct avec la langue depuis laquelle je traduis, une immersion culturelle sans laquelle toute traduction devient difficile. Et puis, il y a les rencontres qu’offre cette vie en communauté. La possibilité d’apprendre à travers les autres. De partager des idées, des lectures, des moments festifs en musique et autour des repas. Quelquefois d’arriver aussi à des nouveaux projets en commun et à des belles amitiés.
Enfin, grâce à cette expérience, d’arriver aussi à ces quelques lignes de Daumal qui peut-être en donnent le meilleur résumé :
Je suis mort parce que je n’ai pas le désir,
Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder,
Je crois posséder parce que je n’essaye pas de donner ;
Essayant de donner, on voit qu’on n’a rien,
Voyant qu’on n’a rien, on essaye de se donner,
Essayant de se donner, on voit qu’on n’est rien,
Voyant qu’on est rien, on désire devenir,
Désirant devenir, on vit.

Tu vis et travailles à Riga, en Lettonie : peux-tu nous parler des conditions de travail et statut des traducteurs littéraires dans ce pays ?
En Lettonie, comme souvent ailleurs, c’est un métier choisi surtout par passion, pas rémunéré à sa juste valeur. Mais cela s’améliore peu à peu : les traducteurs ont un statut d’auteur, leur nom commence à apparaître sur les couvertures. Pour les contrats, on sort un peu du flou mais tout n’est pas encore bien défini. Selon les éditeurs, là aussi, les conditions ne sont pas toujours les mêmes. Il est sûr que ce n’est pas une activité qui permet d’en vivre pleinement. Pour beaucoup, alors, elle reste secondaire. Il n’existe pas de formation à la traduction littéraire, juste quelques ateliers ou séminaires. Chacun, en fait, organise son rapport avec ses interlocuteurs, négocie en fonction de la position qu’il occupe. Des aides peuvent parfois venir d’une fondation pour la culture, sous forme de bourses qui permettent de commencer un projet, en attendant d’être rémunéré à la fin du travail. Le français est de plus en plus enseigné, mais peu nombreux sont les étudiants qui choisissent la traduction littéraire, beaucoup préfèrent des domaines où le travail est mieux rémunéré. Restent toujours quelques fous du volant…
Le public existe pour ces livres en Lettonie. Et même s’il n’est pas très impressionnant, l’important est qu’il existe.

(Gallimard, 1986)
« — Tu as trop bu. Couche-toi là-dessus, repose ta carcasse et réfléchis.
Je me sentais inondé de paix. Maintenant je pouvais penser librement. Or, je m’endormis. »
Une descente dans les abîmes. René Daumal explore ceux du monde matérialiste, et aussi ceux que chacun de nous recèle en lui. Au cours d’une beuverie, l’auteur visite la Jérusalem contre-céleste, où séjournent les Évadés. Artistes, scientistes, faux sages s’y enivrent de paradis artificiels. Puis vient le réveil. L’auteur va apprendre à mieux se connaître, à approfondir la voie introspective. «Alors que la philosophie enseigne comment l’homme prétend penser, la beuverie montre comment il pense.»

This work was produced with the financial assistance of the European Union. The views expressed herein can in no way be taken to reflect the official opinion of the European Union.