Samedi 4 février, à l’occasion des 8es Journées Européennes du Livre russe, Fanchon Deligne a reçu le prix Russophonie pour sa traduction de l’œuvre de Vladislav Khodassévitch, Le Couloir blanc : souvenirs autobiographiques, de la naissance à l’exil, paru aux Éditions Interférences en 2015. Elle revient ici sur l’histoire de cette traduction commencée lors de sa participation au premier atelier français – russe de la Fabrique des traducteurs d’ATLAS en 2010 au CITL, où elle a rencontré l’éditrice Sophie Benech.
Entretenez-vous une histoire particulière avec l’auteur Vladislav Khodassévitch ?
Oui : l’histoire de ma première « rencontre » avec lui. J’étais alors à Moscou suite au décès de la mère de ma tante russe, chez qui j’allais souvent. Ma tante m’avait proposé d’emporter quelques livres de la grande bibliothèque de sa mère, en souvenir d’elle. C’est là que je suis tombée sur Nécropole, le dernier livre de Khodassévitch dont jusque-là je connaissais à peine le nom. J’ai été marquée par ces mémoires si particuliers où Khodassévitch parle avant tout des autres, et rend avec une précision étonnante l’esprit d’une époque qu’il sent disparue, révolue. Mais, dès l’abord, c’est aussi le livre lui-même, je veux dire l’objet, qui m’a touchée, me laissant deviner par quelques signes – une maison d’édition basée à l’étranger, une couverture souple, discrète, et tout usée – qu’il s’agissait d’une œuvre interdite qui avait longtemps circulé sous le manteau. Il y a une différence « sensible » entre savoir qu’un livre est mis à l’index (chose courante en URSS) et découvrir au pays même un exemplaire qui a « physiquement » connu ce destin. Cette différence a sans doute été décisive des années plus tard, au moment de choisir mon sujet de mémoire au CETL de Bruxelles, lorsque ma directrice (Mme Anne-Marie Tatsis-Botton) m’a proposé parmi plusieurs noms d’auteurs, celui de Khodassévitch. Je n’ai pas hésité à le choisir. J’avais très envie de partir pour de bon à sa rencontre, et la traduction de ses souvenirs me semblait une voie idéale pour le faire.
Qu’a représenté pour vous la traduction de cette œuvre ?
Des années de travail !, au cours desquelles j’ai pu aiguiser mes outils et me prendre de passion pour le métier. Mais ce chemin n’aurait pas été possible sans la rencontre de personnes-clés qui ont joué le rôle de « passeurs », je veux parler de ces traducteurs de grande expérience qui ont appris le métier sans qu’on le leur enseigne et qui ont à cœur de le transmettre. Je dois donc beaucoup au CETL et à la Fabrique des traducteurs d’ATLAS qui m’ont permis des rencontres et des échanges essentiels pour apprendre à voler de mes propres ailes dans ce Couloir blanc, et au-delà.
Quels ont été justement les difficultés ou les enjeux pour cette traduction ?
Pour ce qui est des difficultés ponctuelles, je me suis évidemment arrachée les cheveux sur certains jeux de mots, tandis que d’autres termes m’ont demandé de faire d’importantes recherches (allant du monde des ballets à celui de l’administration soviétique, en passant par les véhicules, les jeux, les termes culinaires, les armes et les bonnes manières de l’époque). Mais je pense que les vraies difficultés étaient d’ordre plus général. L’enjeu pour moi était de rendre la voix de Khodassévitch, une voix principalement marquée par trois tonalités (qui parfois bien sûr s’entremêlent) : une neutralité sobre et précise, un humour ironique, et une poésie teintée de nostalgie. Chacun de ces registres m’a demandé une grande vigilance et parfois donné du fil à retordre.
Pour le premier registre, j’ai dû résister à la tentation d’ajouter des accents là où il n’y en avait pas, et m’en tenir au choix parcimonieux des mots et aux constructions dépouillées de l’auteur. Pour le deuxième registre, il m’a paru important de faire entendre clairement l’ironie subtile qui innerve l’écriture de Khodassévitch – quitte par moment à forcer le trait. Il s’agissait là pour moi d’une fidélité au ton, qui implique parfois de se détacher du mot à mot. Quant à traduire la voix du poète, l’épreuve pour moi ne s’est pas limitée aux seuls passages en vers. Dans sa prose, Khodassévitch recourt très souvent à des jeux de sonorités. Même s’il ne m’a pas toujours été possible de les reproduire en restant parfaitement fidèle au sens, il m’a paru essentiel d’en garder une trace (« … ostalis navek odinokimi dikimi.» /«… et nous sommes restés à jamais solitaires, singuliers.»). De même, il y a dans ces souvenirs un rythme et des ruptures de rythme particuliers, qui font toute la musique du livre, et que j’ai tenu à conserver en respectant autant que possible les effets d’avalanche de mots, ainsi que la brièveté ou la longueur de certains passages.
La question des textes sources m’a aussi posé quelques difficultés. En effet, les souvenirs de Khodassévitch ont été publiés à plusieurs reprises et présentent, selon les éditions, des différences, souvent légères, parfois plus importantes. Cela me gênait. Quelle version choisir ? Finalement, grâce à un contact à Princeton où sont conservés les journaux de l’émigration, j’ai pu prendre connaissance des textes originaux de Khodassévitch et me rapprocher ainsi au plus près de sa plume de l’époque.
Enfin cette traduction m’a demandé un travail de composition puisqu’il a fallu, à partir de nombreux souvenirs, constituer un tout cohérent traversé par un fil conducteur. J’ai donc dû faire un choix parfois difficile et structurer le livre en différentes parties qui mettent en lumière la trajectoire de l’auteur. Pour donner les clés du parcours proposé, il m’a paru important d’écrire un avant-propos où je présente les étapes de la vie de l’auteur et la façon dont le livre tend à le refléter.
Combien de temps y avez-vous travaillé et que représente ce prix pour vous aujourd’hui ?
Le travail a réellement commencé en 2010 lors de la Fabrique des traducteurs. Il s’est poursuivi les trois années suivantes, avec des moments d’interruption où je me suis consacrée à d’autres projets, notamment à la traduction des mémoires de Nikolaï Grabar. Ce prix est donc un encouragement très précieux, d’autant plus précieux qu’il m’a été donné par d’éminents connaisseurs du monde et de la littérature russes. Ce prix me renvoie aussi à l’idée très réjouissante que ce Couloir blanc continue d’être parcouru, et d’exister sans moi. Tout cela ajoute du sens à mon travail et ne fait que renforcer mon désir de traduire.
Photographies : © Catherine Bessonart
Fanchon Deligne
Née à Bruxelles en 1974, elle apprend ses premiers mots de russe au contact de sa tante moscovite, ce qui la poussera plus tard à suivre des études de Slavistique à l’Université libre de Bruxelles. Hasards et rencontres l’ont ensuite menée à travailler plusieurs années comme chercheuse en paléo-environnement et, dans ce cadre, à traduire un ouvrage consacré à l’histoire de l’archéologie en Russie. Quelques années plus tard, elle se plongera dans une nouvelle traduction, celle des mémoires de Nikolaï Grabar (père du byzantiniste André Grabar), homme de loi emporté dans le tourbillon de la révolution russe. Parallèlement à ses activités de chercheuse et de professeur de français, elle prend part aux ateliers du Centre de Traduction littéraire (CETL) de Bruxelles et, en 2010, à la première Fabrique des Traducteurs franco-russe ATLAS, au CITL d’Arles. Dans ce contexte, elle continue à explorer cette période charnière de l’histoire russe bouleversée par la révolution, en traduisant des souvenirs du poète Vladislav Khodassévitch, rassemblés dans Le Couloir blanc.