Prenons un cas concret : la Fabrique. La Fabrique, c’est trois Français et trois « Hispanohablantes » donc une source intarissable d’aide, de secours et de bonnes idées.
Pourtant, comment explique-t-on au collègue français la nature précise du mot qu’on cherche sans le trouver ? De même, comment obtient-on du collègue « hispanohablante » qu’il nous explique le sens profond d’un mot dont on ne perçoit pas forcément toute la portée ?
Plusieurs réponses sont envisageables mais une seule s’impose qui ne résulte pas d’un choix délibéré mais d’une forme de nécessité organique liée sans-doute au fonctionnement spontané de notre cerveau reptilien : le mime. Le mime donc, mais pas le mime seul : le mime assorti d’onomatopées.
Langage universel souvent mésestimé, le mime et l’onomatopée sont les véritables incarnations de la fameuse « interlangue », cet entre-deux des langues qui fait rêver les intellectuels et les chercheurs par son foisonnement imaginé, son mystère polyglotte…
Concrètement, soyons honnêtes, l’interlangue ressemble à s’y méprendre à un tableau de Roy Lichtenstein : Boum ! Aaaargh ! Ssssshhhhh ! Pssshhhhtttt ! Pfiou ! Tous les bruitages de la chute, la peur, la colère (du mécontentement à la rage), l’admiration, la joie (de la satisfaction à l’exultation), la douleur (du bobo à l’amputation sans anesthésie), sans évoquer les plaisirs de la chair, font partie de l’ample vocabulaire du traducteur essayant d’expliquer un terme à son collègue de langue de départ ou d’arrivée.
Le mime en plus.Exemple : Pablo me demande « qu’est-ce qu’un rencart ? » et moi de lui dire « un rendez-vous mais dans un registre familier. » Et il ajoute « « glisser un rencart à quelqu’un », c’est courant comme expression ? » Moi : « Pas vraiment, c’est comme proposer ou demander un rendez-vous mais… » Et tous les deux nous nous mettons à onduler, bras pliés tenus à angle droit, yeux demi fermés avec le regard du dragueur sûr de lui, l’air de dire « toi et moi, ce soir, ça marche ». Voilà. La nuance contenue dans « glisser » est passée. Nous nous sommes compris.
Autre exemple : Je demande à Marta « que signifie « parecía de mucho copete » ? » et elle de me répondre « ce personnage avait de l’allure, en fait… », elle coince ses pouces sous les revers d’une veste de costume imaginaire et tire dessus pour l’ajuster, dos droit, tête rejetée en arrière, sourire dentifrice, clin d’œil, « tu vois l’idée ? » « Bien sûr ! »
Dernier exemple : Je demande à Adrienne et Nelly « vous voyez une chaise en bois avec un siège en paille ? (J’attrape une chaise qui ne correspond pas du tout à cette description mais il faut imaginer) Eh bien, le morceau qui est là (d’un geste je dessine dans l’air un morceau qui relie les deux pieds avant de la chaise), celui où on peut poser les pieds comme ça (je m’assois et fais mine de poser mes talons sur le morceau invisible), ce morceau, il s’appelle comment ? »
Nos repas sont pleins de bruits et de mimes, nos séances de travail aussi. Et donc de rires.
Je contrains Marta à m’aider à mimer une scène de mon roman espagnol que je peine à reconstituer en français. Antonio déclame des tirades philosophiques extraites de son roman où la narration constitue un petit dixième de la masse de texte, avec des gestes de tribun. Adrienne interroge les registres d’argot. Sol suit les méandres du RER parisien et fredonne la « musique de fond » qui y résonne. Marta découvre le bling-bling à la française (encore une onomatopée le bling-bling !). Pablo invente des jeux de mots extraordinaires là où il n’y en a pas (déformation professionnelle à trop traduire Queneau et autre Perec…) et reproduit devant son ordinateur les mouvements que font les personnages.
Entre nous, le langage le plus simple est encore celui des gestes et des grognements de nos lointains ancêtres communs : « Alors tu vois, là, il monte (geste ascendant de la main) et pssshhhh (geste descendant de la main) Boum ! Il s’écrase. (la main gauche entre en collision avec la main droite) » Rires.