Les six traducteurs de l’atelier français/arabe de la Fabrique des traducteurs. De gauche à droite : Chawki Benzehra, Rita Bariche, Amjad Etry, Bruno Barmaki, Maïté Graisse et Souria Grandi.
Avril 2015 a été le mois le plus meurtrier du XXIe siècle en Méditerranée. Plus de 1200 personnes tentant de fuir misère et exactions dans des embarcations de fortune ont péri noyées dans ce grand cimetière qu’est devenu la grande bleue, lors des deux naufrages du 12 et du 19 avril 2015. Un an après ces deux drames, Bruno Barmaki s’interroge sur l’utilité de l’écriture et la place de la traduction dans la promotion des droits des êtres humains dans un monde où des victimes se trouvent entre le marteau du terrorisme et l’enclume de l’indifférence.
Tout, ou presque, a déjà été dit et écrit : des réflexions les plus nobles aux élucubrations les plus ignobles. Presque tout a déjà été traduit : des traductions les plus nobles aux traductions les plus ignobles. De Marc-Aurèle à Moutanabbi, de Nietzche à Gibran, d’Ibn Khaldoun à Montesquieu, d’Hitler à Finkielkraut… Doit-on pour autant décréter la fin des idées… et des traductions ?
On pourrait penser que c’est en fait le plus ignoble qui fait perdurer aussi bien la réflexion que sa traduction. Tant que nous baignerons dans des propos et des actions qui semblent anachroniques, iniques et inhumains, le besoin de réfléchir se fera toujours sentir, nous pouvons dormir sur nos deux oreilles : le « mal » est une aubaine pour la réflexion et ses déclinaisons.
Sauf que la réalité est tout autre. Face à des idées et comportements qui semblent d’un autre âge, mais qui sont bel et bien d’actualité ; face à une violence transfrontalière, hélas adoptée aussi bien par les sociétés ayant lancé les concepts de droits des êtres humains que par celles qui les ont traduits ; face à une déraison d’opinions publiques noyées dans des discours de haine, de clichés et d’ignorance : nous avons choisi l’expertise plate au détriment de la réflexion ; la promotion de la barbarie, au nom du sacro-saint droit à l’information, aux dépens de la sensibilisation à des humanismes que nous pensions acquis à défaut d’être innés, ou innés puis frappés de désuétude ; le verrouillage des frontières et des neurones plutôt que l’ouverture des bras et des portes. Nous avons réussi un tour de force : établir un système de quotas des droits des humains.
Dans un monde qui s’assimile aujourd’hui plus que jamais à une tour de Babel avec des citoyens du monde qui croient dur comme fer qu’ils parlent la même la langue et qu’ils sont sur la même longueur d’onde, la réflexion est plus que jamais nécessaire pour véhiculer des concepts depuis longtemps établis, mais qui restent lettre morte au XXIe siècle. Dans un monde où le terrorisme devient polyglotte pour injecter sa haine, la traduction est plus que jamais nécessaire pour déjouer les discours de discrimination repris sans réfléchir et récupérés parce qu’ils jouent sur les hantises de chacun. Face à nos peurs, réelles ou fictives, il est plus que jamais important de faire preuve de discernement.
Que peut-on dire aujourd’hui après avoir tout dit, après avoir traduit que les êtres humains naissent et demeurent libres et égaux en droits ? En réalité, lorsque nous ne naissons pas tous égaux, il est de notre devoir, en tant qu’humains, penseurs et traducteurs, de faire en sorte que nous le devenions très rapidement, par notre humanité, notre pensée et notre traduction. Tout est encore à faire. Ou à refaire.