Dans le cadre du projet Archipelagos, porté par ATLAS et co-financé par l’Union européenne, la Région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur et La Sofia, la traductrice Anna Biłos a effectué une résidence d’exploration d’une semaine au CITL, afin de rechercher de nouvelles générations d’autrices francophones à traduire en polonais.
Nous vous proposons de découvrir son parcours, sa démarche et ses méthodes de recherche, à travers cet entretien effectué lors de sa résidence, en avril 2024 :
.
.
“Je le fais par amour de la traduction, certes, mais aussi par amour des gens !”
.
ATLAS – Peux-tu présenter rapidement ton parcours et ton projet de recherche pour Archipelagos ?
Anna Biłos – Je m’appelle Anna Biłos, je suis traductrice du français vers le polonais. Mon parcours est un peu spécifique car je suis également manager de projets culturels ; j’ai dirigé l’Institut Culturel polonais à Paris pendant plusieurs années. J’essaie donc de marier un peu ces deux domaines. Pour moi, la traduction est la promotion de la culture par définition, donc il me tient à cœur que les livres que je traduis trouvent leurs publics, c’est aussi cela qui m’intéresse dans mon travail. Je le fais par amour de la traduction, certes, mais aussi par amour des gens !
ATLAS – Quelle littérature française voudrais-tu faire découvrir au lectorat polonais ?
A.B.- J’ai remarqué qu’il y a toujours une tendance à traduire en priorité les auteurs “connus”, qui ne sont pourtant pas forcément les plus intéressants pour le public polonais, puisque chaque pays a ses spécificités culturelles. On sait bien que les prix littéraires ne correspondent pas toujours aux attentes des lecteurs d’autres pays. Les auteurs qui remportent des prix Renaudot ou Goncourt en France, ne rencontreront pas systématiquement le succès dans un autre pays.
Quand je propose à un éditeur de traduire un roman franco-rwandais de Scholastique Mukasonga, c’est un risque bien sûr, ce n’est pas évident, mais ça a fonctionné je crois. En Pologne, la présence féminine est très forte, il y a beaucoup de femmes écrivaines – c’est un peu une tradition – donc j’aimerais trouver de jeunes générations d’écrivaines francophones à traduire pour montrer qu’elles existent aussi, et permettre aux lecteurs en Pologne de les découvrir. Leur vision du monde manque un peu, à mes yeux, dans le paysage littéraire traduit, je pense que le lecteur polonais ne connaît pas du tout ces voix-là. Même Annie Ernaux a été publiée tardivement en Pologne ; j’avais proposé de la traduire il y a des années, et je n’ai pas trouvé d’intéressés à l’époque – heureusement, cela a changé. Mais il y a toujours ce manque et, je le crois, une vraie attente du côté du lectorat polonais.
.
ATLAS – La mission d’Archipelagos est justement de “Faire émerger d’autres voix”. Quelles sont les voix que tu aimerais faire émerger, plus spécifiquement ?
A-B. – Justement, je veux donner à entendre cette voix des femmes. Comment les femmes françaises des jeunes générations perçoivent-elles le monde ? Quels sont leurs défis ? On sait qu’elles commencent, heureusement, à être plus nombreuses ; que jusqu’à récemment, elles étaient peu reconnues par les prix littéraires, donc ça montre quelque chose. Et moi j’ai envie de lire cette génération, ces femmes de moins de 40 ans (même si je m’impose pas vraiment de limite d’âge !) : c’est cela qui m’intéresse, de voir comment elles perçoivent le monde, comment elles perçoivent la société française. Quand je lis leurs livres, j’ai l’impression que leurs problématiques sont assez universelles, transfrontalières. Il y a cette quête qui se répète.
ATLAS – Peux-tu nous parler de ce rôle d’apporteur de projets, joué par les traductrices et traducteurs littéraires auprès des maisons d’édition, et qu’Archipelagos s’emploie à mettre en lumière ?
A.B. – C’est un travail compliqué : rien que la recherche et la proposition d’ouvrages à traduire, cela peut parfois représenter des mois, voire des années de recherche ! C’est un vrai travail qui va nous amener à proposer tel ouvrage, et non un autre : je dois faire des heures de recherches, entrer en contact et parler aux éditeurs, en parler avec mes collègues traducteurs. C’est long, c’est compliqué, et peut-être que le monde d’aujourd’hui préfère la facilité…
C’est d’ailleurs pour cela que j’ai postulé à la résidence Archipelagos : je trouve très intéressant que l’on propose aux traducteurs, au-delà de la possibilité de travailler en résidence, une bourse pour ce travail de recherche qui, d’habitude, n’est pas du tout rémunéré. Il fait partie de notre travail, mais un peu à côté. En général les traducteurs travaillent sur des commandes, mais souvent aussi, ce sont eux qui proposent des ouvrages aux éditeurs, qu’ils ont contactés et démarchés sur leur temps libre. C’est parfois une tâche un peu ingrate : on envoie beaucoup d’e-mails, on reçoit peu de réponses… Un projet comme Archipelagos, ça rend cette tâche moins ingrate ! Je le perçois ainsi. Pour moi, ça devient même un plaisir parce qu’on peut ne se consacrer qu’à ça. Par ailleurs, quand un traducteur envoie une proposition, c’est toujours un peu anonyme. Un traducteur qui n’a encore jamais travaillé avec un éditeur, et qui veut lui proposer un ouvrage, ça reste un inconnu. En les contactant dans le cadre du projet Archipelagos, avec douze institutions partenaires derrière le projet et un portfolio en ligne, cela peut faciliter certaines choses, et ouvrir des portes.
ATLAS – Peux-tu nous décrire ton travail de recherches pendant cette résidence d’exploration au Collège international des traducteurs littéraires, à Arles ?
A.B. – J’ai recherché des ouvrages dans la bibliothèque du CITL et à la médiathèque d’Arles, et écrit aux éditeurs. Je passe beaucoup de temps aussi à écouter et regarder les interviews des autrices que je repère – cela m’aide aussi beaucoup de les écouter parler, de voir ce qu’elles ont à dire. Je fais beaucoup de recherches sur internet aussi, forcément, mais bien sûr, ce qui est important, c’est surtout de lire les ouvrages. Donc une partie de mon séjour est consacrée à la lecture, au plaisir de la lecture, au travail de lecture. J’ai trouvé trois ouvrages à la bibliothèque que je lis tous “en même temps” pendant ma semaine ici.
ATLAS – Justement, comment lis-tu ces ouvrages en tant que traductrice ?
A.B. – J’ai toujours en tête l’idée que je veux proposer cet ouvrage à un éditeur à l’étranger. Je le regarde d’un autre œil : je le lis d’abord en tant que lectrice “lambda” bien sûr, et s’il me plaît “humainement”, c’est déjà bon signe. Si ça ne me plaît pas, un peu moins, mais l’objectif c’est toujours de voir s’il peut être intéressant dans le pays où je propose cet ouvrage à traduire, en l’occurrence en Pologne. En fonction du marché du livre, de l’évolution de la société, est-ce que tel sujet, tel livre, telle présentation pourra être intéressante pour le public ? C’est cela que j’ai en tête quand je lis. En tant que traducteurs, nous travaillons par essence avec au moins deux langues, deux pays, deux points de vue, nous sommes capables de voir le potentiel des deux côtés.
.
“Nous avons des perspectives différentes sur une histoire et un avenir communs.”
.
ATLAS – Au-delà du travail des traducteurs littéraires, une des missions d’Archipelagos est de mettre en valeur des ouvrages écrits dans des langues européennes dites “de moindre diffusion”. D’après toi, pourquoi est-ce important ?
A.B. – Je pense qu’une autrice polonaise a parfois plus de choses intéressantes à transmettre au lecteur français qu’une autrice américaine ! Ce que je veux dire, c’est qu’en Europe, nous avons une histoire commune… qui n’est pas commune. C’est cela qui est intéressant. Nous avons les mêmes repères historiques, mêmes si nos histoires individuelles sont différentes. Je crois vraiment que les questions que les gens se posent dans les sociétés européennes, ce sont les mêmes questions, mais tournées d’une autre manière. Nous avons des perspectives différentes sur une histoire et un avenir communs, ce qui, à mon avis, est toujours enrichissant.
Je lis des auteurs de tous les pays. Là, par exemple, j’ai avec moi un livre de Nadine Gordimer, et ça je trouve ça universel ! Même si c’est très éloigné d’un point de géographique. C’est ça qui est magnifique : on peut se retrouver dans la littérature d’un monde qu’on ne connaît pas. Et on se dit : “Mais moi, je pense la même chose !”
Retrouvez très prochainement le portfolio d’Anna, et le fruit de ses recherches, sur archipelagos-eu.org/translators/
.
À propos d’Archipelagos
Archipelagos est un projet triennal, financé par le programme Europe Créative de l’Union européenne, lancé en janvier 2024. Porté par ATLAS, en collaboration avec 11 partenaires, il a pour objectif de mettre en lumière, auprès des lecteurs et des professionnels du livre, la diversité des voix littéraires d’Europe et le travail d’exploration mené par les traducteur.rices littéraires.
Archipelagos is funded by the Creative Europe programme of the European Union. Views and opinions expressed are however those of the author(s) only and do not necessarily reflect those of the European Union. Neither the European Union nor the granting authority can be held responsible for them.