Heli Allik est née en 1973 à Tallinn. Elle a étudié la langue et la littérature françaises aux Universités de Tallinn et de La Sorbonne. Après avoir travaillé comme libraire, professeur de langue et littérature françaises, directrice du Centre des Langues de l’Institut Estonien des Sciences Humaines et éditrice en chef des Presses de l’Université de Tallinn, elle se consacre entièrement à l’activité littéraire depuis 2015. Elle a traduit, entre autres, les œuvres de Louis-Ferdinand Céline, d’Alain Robbe-Grillet, de Mathias Énard, de Michel Houellebecq, de Jonathan Littell et d’Édouard Louis, mais également écrit de nombreux articles critiques. Elle œuvre, en outre, au sein du conseil de la Section des traducteurs de l’Union des Écrivains Estoniens et dirige la revue Tõlkija hääl (« La Voix du Traducteur »). En 2023, elle a été nommée au grade de Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres de France et a reçu le Prix de Culture national décerné par le Gouvernement Estonien, en 2024 elle a obtenu le prix Ants Oras pour le meilleur article critique de l’année.
Dans le cadre du programme Culture Moves Europe, elle travaille en résidence au CITL (pour être tout à fait précis, surtout sur la terrasse du Collège) sur la traduction en estonien de Semmelweis de Louis-Ferdinand Céline – un ouvrage triste, poétique, loufoque, surprenant, qui est à la fois la thèse de médecine de l’auteur, soutenue en 1924, et sa première œuvre littéraire.
Nous partageons ici, en guise de témoignage de son expérience de résidence, un discours prononcé par Heli lors d’un dîner organisé par ses co-résidents.
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Discours prononcé grâce à un pari aux co-résidents pendant la “Nuit du Letcho Hongrois” préparé par Thomas Sulmon, le 25 janvier 2025.
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Chers Alessandro, Amanda, Enrique, Iair, Juan, Gita, Louise, Marianne, Thomas, Tuichiboi,
Il y a une poétesse Estonienne, Viivi Luik, qui dit qu’un écrivain ne devrait écrire que de ce dont il a honte. Et bien sûr c’est une métaphore, bien sûr on comprend tous qu’elle n’entend pas ça par là, mais en même temps on comprend aussi qu’elle entend exactement ça par là et ce n’est pas une métaphore du tout. Il n’y a que ça finalement, les parties de nous dont a honte, dont on ne sait pas quoi faire, qui sont intéressantes, qui sont importantes et qui, quand on les touche avec des mots, ont le pouvoir de faire bouger ou briser quelque chose.
Les résidences comme le Collège, dans un sens, sont des espaces comme la littérature. Ce sont des espaces utopiques, symboliques, des espaces où les lois du monde extérieur ne sont pas en vigueur – ou comme dit le grand Derrida des Français, où la seule loi, c’est qu’il n’y a pas de loi –, des espèces de lieux d’apesanteur où tout est possible.

Et finalement ici aussi, on s’en fiche de ce qui est déjà arraché à l’inconnu et à l’ombre, on s’en fiche de la partie visible, compréhensible et formalisable de notre existence des résidents ici – on s’en fiche des contrats, des conventions et des traductions, même si évidemment nous sommes ici pour traduire. Mais l’important est ce qui se passe sous la terre.
Et voilà, moi, dans ce domaine-là de l’indicible, j’ai fait une découverte énorme. Pour beaucoup d’entre vous c’est peut-être quelque chose de tout à fait normal, quelque chose d’évident, mais moi, j’ai eu tout d’un coup comme une presqu’une illumination surnaturelle. Moi, le dimanche 19 février, a 16h47, toute seule dans ma chambre, j’ai découvert ceci : nous sommes tous ici avec nos manies, nos lubies, nos trucs bizarres, nos peurs, nos maladies, nos syndromes, nos douleurs, souffrances, nos obsessions, nos vices, nos crises, nos accents inconcevables, nos erreurs de français incommensurables, nos plats impensables, nos histoires pas possibles, nos blessures dont on ne veut pas parler, nos malheurs qu’on n’arrive pas à exprimer, nos silences, nos passions, nos virus, nos caprices, nos peurs qui semblent venir d’un autre monde, nos petits gestes émouvants, nos joies aussi – mais on se pardonne.

Personne ne l’a su parce que d’abord, comme tout le monde l’a déjà compris, le nombre des paroles qu’un Estonien moyen peut émettre dans une journée est limité. Et puis aussi c’était une expérience tellement bizarre, presque physique, que je ne savais pas mettre des mots dessus, je ne savais pas comment en parler.
Mais je voulais vous remercier.
Et voilà, j’ai trouvé l’astuce.

Il se trouve qu’il y a un autre écrivain Estonien, Hasso Krull, qui dit :
ainult see
mida üks inimene mõistab täiesti üksi
aitab meid kõiki
Ce qui donne plus ou moins en français :
seules les choses
qu’un seul être comprend dans la plus complète solitude
peuvent aider tout le monde
Et donc, sachez que moi, ici, seule, dans la plus complète solitude, dans cet univers clos, absolument hermétique et insondable que deviennent nos chambres dès que la porte se ferme derrière nous – même si on est dix dans le couloir, les uns juste à côté des autres –, j’ai compris quelque chose. Et peut-être, dans trois mille ans, sur cette planète ou sur une autre, d’une manière ou d’une autre dans votre monde, ça vous aidera.

(Gallimard, 1999) – 128 p.
«Tout ce qui se fait ici me paraît bien inutile, les décès se succèdent avec simplicité. On continue à opérer, cependant, sans chercher à savoir vraiment pourquoi tel malade succombe plutôt qu’un autre dans des cas identiques.» Cet ouvrage surprenant retrace la vie et les recherches d’Horace Semmelweis, un médecin hongrois du XIXe siècle qui découvrit l’existence des microbes cinquante ans avant Pasteur. Son seul objectif : réussir à imposer de vraies mesures d’hygiène aux médecins de l’époque (un simple lavage des mains entre deux patients suffirait à éviter les infections et sauver des vies). Mais Semmelweis est marginalisé : le milieu médical rejette ses idées en bloc, révélant ainsi l’archaïsme de toute la société. Semmelweis est la thèse de doctorat que soutient Louis Ferdinand Destouches en 1924. Remaniée et republiée en 1936, elle est considérée comme la première oeuvre littéraire de celui qui deviendra Céline.

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