Dans le cadre du projet Archipelagos, porté par ATLAS et co-financé par le programme Europe Créative de l’Union européenne, la Région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur et La Sofia, le traducteur Andrea Franzoni a effectué une résidence d’exploration de deux semaines au CITL.
Après Anna Biłos, Dionys Décrevel, Lola Maselbas et Benoît Meunier, nous vous proposons de découvrir sa démarche d’exploration à travers ce texte écrit lors de sa résidence, en mai 2024 :
Résidence dans la langue.
« Transducteur »,[1] l’appellerait Simondon : celui qui s’occupe non pas de l’un, mais des deux : l’intersubjectivité est la langue du traducteur. Cette histoire commence de la fin et du début : un traducteur est celui qui part de l’écrivain et retourne en arrière jusqu’au point où un livre se forme et rencontre un lecteur (qui un jour voudra le traduire et donc partir de l’écrivain et retourner en arrière, et ainsi de suite…). Pour partir de l’écrivain, le traducteur fait appel à l’auteur – le créateur – qui est en lui : il rentre dans le vague, dans le flux, et il suit ce qu’il ne connait pas, dont il n’a qu’une idée confuse mais mouvante. Le point de départ pour un traducteur est le même que celui de l’auteur : un désir de communiquer quelque chose à quelqu’un, le désir d’avoir un public à qui donner une parole reçue. Il a découvert un livre, des contenus, une forme, une histoire, et il veut la transmettre à ceux qui l’entourent – le lecteur idéal l’appelait Mandelstam. La condition humaine, la condition juridique du traducteur et de l’écrivain est justement la même : il perçoit son salaire en droits d’auteur. Il a donc le droit d’être considéré comme auteur. Walter Benjamin, dans la tâche du traducteur, décrit parfaitement ce qui advient dans l’opération de réécriture d’un texte :
Que « dit », en effet, une œuvre littéraire ? Que communique-t-elle ? Très peu à qui la comprend. Ce qu’elle a d’essentiel n’est pas communication, n’est pas énonciation. La traduction qui par contre voudrait communiquer, ne pourrait communiquer rien d’autre que la communication, donc quelque chose d’inessentiel. C’est là aussi l’un des signes auxquels se reconnaissent les mauvaises traductions. Mais ce qui dans une œuvre littéraire vient en sus de la communication — et même le mauvais traducteur reconnaîtra que c’est là l’essentiel — n’est-il pas universellement reconnu comme l’insaisissable, le mystérieux, le « poétique » ? Ce que le traducteur ne peut restituer qu’en se faisant lui-même écrivain ?
© Andrea Franzoni, 2024
J’ai pu, grâce au projet Archipelagos, découvrir la part d’écrivain qui est présente dans le traducteur que je suis : ses mouvements, son mode d’agir dans le réel et de réagir à ce qu’il rencontre. La part d’écrivain d’un traducteur est celle du flâneur, qui procède par ressemblances et correspondances. Il s’agit de deux concepts baudelairiens très connus : l’art de l’intuition, à travers une partie de vagabondage spirituel et réel, et la capacité poétique de saisir une connexion entre un visible et un invisible. Le « poétique » se trouve dans l’expérience de la poésie, non dans son contenu. Le contenu d’un même poème change selon l’expérience qu’on en fait. Le contenu d’un poème est toujours le poète – dit Pasternak. Flâneur, le traducteur produit une expérience intérieure qui aboutira au texte traduit ou alors n’aboutira à rien. Un infini potentiel, la puissance du possible est l’énergie qui circule dans le champ des rencontres matérielles et immatérielles qu’il fera (au hasard ? ou un système est-il possible ?) : en rentrant dans la bibliothèque, je rencontre un traducteur argentin à qui je parle par sympathie avec la langue et le peuple argentin. Évidemment, le sujet de notre conversation est la traduction qu’il est en train de faire. Il traduit un livre, et avec l’amour d’un auteur pour son ouvrage, d’un père pour son enfant, avec cette passion si caractéristique du traducteur littéraire, il me montre ce livre, m’en donne les clefs, me parle de ce qui l’a traversé en le lisant, m’invite à rentrer – je cite encore Correspondances de Baudelaire – dans la forêt de symboles où, comme un étranger, il a fait un chemin, il m’introduit dans le territoire de cette langue et m’indique quelques lieux que je pourrai visiter, habiter, traverser. Je le lis donc. Deux jours plus tard je le finis, et je demande si les droits sont libres pour le traduire. Oui, les droits sont libres, et j’essayerai de le traduire en italien. Une connexion entre deux subjectivités s’est donc créée. Deux jours après elle est devenue un agencement. D’ici quelques mois elle pourra se transformer en travail : mais je pense au travail d’une force dans la physique, à une énergie qui par un travail se déplace d’un lieu à l’autre, d’un territoire à l’autre, d’une langue à une autre. Et je pense aussi qu’un argentin et un italien s’occupent d’un livre français, le déplacent. Et pourtant, on ne sait pas si cet agencement premier va se transformer encore : c’est un voyage vers un réel dont on ignore la forme et la durée (un auteur aussi ignore le sort de son livre : il durera un mois ? un siècle ?). Or, c’est cette ignorance qui est créatrice. Le poète, dit Dickinson, est celui qui est toujours prêt à ne pas comprendre. Le traducteur aussi.
“J’ai pu, grâce au projet Archipelagos, découvrir la part d’écrivain qui est présente dans le traducteur que je suis”
Grâce à la bourse dont je bénéficie et au lieu de résidence, grâce à l’accès 24 heures sur 24 à la bibliothèque, grâce à la possibilité de flâner à pied dans un espace ni grand ni petit comme l’est la ville d’Arles, de sauter d’île en île dans un archipel de librairies dont chacune est porteuse d’une culture du livre spécifique et différente, je me sens confiant et légitimé dans mon voyage, et dans mon travail. Jusqu’au moment où voyage et travail coïncident, et mon voyage devient mon travail. Je tombe – par hasard ? – sur La Bouquinerie, 12 rue Jouvène, où Julien le bouquiniste me donne de bouquets composés d’auteurs comme Henri Calet, Marceline Desbordes Valmore, André Dhôtel, Victor Segalen. Je sors avec un livre de poèmes de Pierre Reverdy qui sent la lumière, le café et le calme arlésien, un livre qui m’accompagne chaque soir et chaque matin, composé de poèmes qui correspondent à l’ambiance extérieure et intérieure que je vis ici – qui en sont, en quelque sorte, le signe : car oui, cela aussi agit dans le choix d’un livre à traduire, une affection, qui nous lie profondément (individuellement) à l’expérience qu’on voudra transmettre (collectivement)
Tout est calme dans l’air – cependant
encore gonflé de bruit. La chanson d’hier
lançait toujours ses vagues dans nos têtes –
et les airs à venir. Une pointe de l’aile s’en-
fonce au creux de l’abat-jour et son reflet
caresse un instrument muet qui penche sur
la table – Sourdes notes du souvenir.[2]
Julien me parle d’une librairie de poésie qui s’appelle L’Archa des Carmes et d’une librairie appelée Les Grandes Largeurs, desquelles je sortirai avec un volume, inédit en Italie, que je vais tenter de proposer aux éditeurs. La même chose m’arrive à Actes Sud, où, le premier jour de ma résidence je découvre un texte de Pierre Michon dont le titre est Corps du roi. L’auteur, d’après une théorie de Kantorowicz, explique comme la littérature a un seul « Roi » immortel qui s’incarne à chaque fois dans différents auteurs « mortels » : Dante, Shakespeare, Joyce, Beckett, etc. Le Roi est le même, son corps change. On pourrait, peut-être, avancer la même hypothèse pour décrire cet être hybride, ouvert comme la polysémie d’un poème, changeant comme le sens d’un terme, qui est le traducteur : l’auteur est un esprit immatériel matérialisé par le traducteur. C’est pourquoi à chaque nouvelle traduction le livre naît à nouveau : le texte s’incarne dans la langue – non sur la terre – du traducteur.
Parmi les traducteurs qui étaient en résidence au CITL¸ je rencontre S., traductrice de Résidences sur la terre, de Neruda. Un des premiers examens de littérature que j’ai fait à l’Université, étaient sur ce livre : et même plus, ce livre a impacté profondément mon rapport à la langue poétique. Un écho multiple s’est ainsi produit au moment de commencer ce texte où je voulais parler de ma propre « résidence ». J’ai suivi cet écho qui m’a conduit jusqu’ici. En empruntant le titre du volume Quarto Gallimard qu’elle a traduit, je dirai que ce qu’un traducteur fait, toujours, est ceci : résider dans la langue. Un lieu de résidence, tel le Collège International des Traducteurs Littéraires, est plus qu’un lieu : il est un contenant physique au sein duquel le rêve d’un traducteur peut s’exprimer librement, en devenant, peu à peu, un rêve d’auteur.[3]
Andrea Franzoni
[1] « Transduction est un terme utilisé par Gilbert Simondon (1924-1989) pour désigner l’opération de prise de forme expliquant la genèse de l’individu sur fond de réalité pré-individuelle. La transduction désigne l’opération par laquelle deux ou plusieurs ordres de réalités incommensurables entrent en résonance et deviennent commensurables par l’invention d’une dimension qui les articule et par passage à un ordre plus riche en structures. Il s’agit, pour le dire plus simplement, d’une opération par laquelle une activité se propage et s’amplifie. » (Source : Wikipedia).
[2] P. Reverdy, Guitare, dans Au soleil du plafond et autres poèmes, Flammarion, Paris 1995.
[3] Ce texte que je viens d’écrire a pris – je m’en rends compte que maintenant – la forme du livre que A., le traducteur argentin dont je parle au début, lisait, notamment par rapport à l’alternance des voix reproduite dans l’alternance typographique, avec les italiques. Ce livre est Observation du flux, de Marina Skalova.
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Retrouvez le portfolio d’Andrea, et le fruit de ses recherches, sur archipelagos-eu.org/translators/
À propos d’Archipelagos
Archipelagos est un projet triennal, financé par le programme Europe Créative de l’Union européenne, lancé en janvier 2024. Porté par ATLAS, en collaboration avec 11 partenaires, il a pour objectif de mettre en lumière, auprès des lecteurs et des professionnels du livre, la diversité des voix littéraires d’Europe et le travail d’exploration mené par les traducteur.rices littéraires.