© Ambassade de France/Matjaz Tancic
Sylvie gentil nous a quittés. Ces dernières années, elle avait plusieurs fois éclairé de sa présence douce et passionnée le Collège des traducteurs littéraires. Sa voix grave et chaleureuse transmettait aux jeunes traducteurs du chinois son amour de la littérature et sa liberté de penser. Venue leur transmettre son art avec générosité et bienveillance, elle les accompagnait, leur posait les questions qu’elle se posait, toujours curieuse. Elle nous manque. Entre autres auteurs chinois, elle avait notamment traduit Yan Lianke, Bons baisers de Lénine lui avait valu d’être honorée par le grand prix de traduction de la Ville d’Arles (Prix Amédée Pichot). Il lui rend ici un hommage vibrant, traduit en français par Brigitte Guilbaud.
Sylvie est partie,
ses dernières paroles nous auraient à coup sûr exhortés à la gratitude,
une gratitude éternelle pour les traducteurs
Le monde littéraire est peu ou prou un monde d’honneurs, monde dans lequel les traducteurs accroissent le profit des auteurs ― jusqu’à en constituer parfois la plus grande part. Si renommée et talent sont sans rapport, l’auteur d’un bon roman ne peut s’empêcher de songer aux nombreuses traductions qu’il a lui-même lues, que son livre ait déjà été traduit ou, au contraire, qu’il repose encore paisiblement dans le limon de sa propre langue tel un paysage de Van Gogh ou de Cézanne. Pourtant, cet auteur talentueux, assis dans le calme et le silence, n’est guère le plus solitaire ; plus isolés encore sont les traducteurs qui, par leur labeur, irriguent et nourrissent le terreau de sa langue.
Le traducteur est pareil à l’ingénieur oublié lors d’une inauguration, alors qu’il a tant œuvré à la construction de l’ouvrage ; dans le silence de l’œuvre écrite, il est tel le paysan lors de la récolte, assis au bord du champ, une poignée de terre en main, les yeux rivés sur elle.
Sur la scène littéraire contemporaine, si chaque écrivain chinois figure un arbre immense, les traducteurs en sont les racines apparentes les plus longues, celles qui lui procurent les nutriments nécessaires tout en se laissant piétiner ; si l’on pense que les écrivains chinois représentent chacun un chemin vers la littérature à venir, les traducteurs sont alors autant de barrières et de bornes enfoncées, enterrées sur ces mêmes chemins, autant de pierres enfouies en bordure que personne ne songe plus à exhumer.
Nous oublions les traducteurs aussi aisément qu’un stylo usagé, nous les négligeons aussi légèrement que celui qui a préparé pour nous le bon repas que l’on s’apprête à manger, serait-il un grand chef cuisinier ou notre propre mère.
Avant-hier, au soir du 28 avril, Sylvie Gentil a finalement quitté la scène littéraire chinoise. C’était une traductrice, une excellente traductrice. Son amour pour la littérature chinoise dépassait de loin celui de bon nombre d’auteurs chinois ; son amour des écrivains chinois, celui que nous avons les uns pour les autres. Française, elle résidait depuis bientôt vingt ans à Pékin et ressemblait à une Chinoise. Elle passait son temps dans le silence et l’isolement à lire, écrire et traduire. Lire et traduire les auteurs chinois était devenu son pain et son habit quotidiens.
Mo Yan, Xu Xing, Li Er, Feng Tang, Yang Jisheng et moi-même, bien d’autres encore, ne sont lus en France que grâce à elle, parce qu’elle leur a ouvert l’accès à la scène littéraire parisienne. Le clan du sorgho rouge, Variations sans thème, Le jeu du plus fin, Qiu comme l’automne et Stèles, ces livres qui en Chine recevaient plus ou moins d’écho, elle a mis toute son âme à les traduire. De l’immense et chaleureuse scène littéraire française, ils ont rayonné à travers le monde et les écrivains chinois ont pu faire entendre un peu de leur voix, connaître un peu de lumière.
On s’accorde à dire que les lecteurs français accueillent volontiers les auteurs chinois. De tous les pays dans lesquels sont traduites nos œuvres, il n’y a qu’en France qu’elles se sentent comme chez elles, publiées sans discrimination et reçues chaleureusement par le maître de maison. Cette chaleur, Sylvie Gentil la transmettait sans faute, avec silence et dévouement.
Qu’elle ait obtenu le prix de traduction littéraire de la ville d’Arles ou celui de Fu Lei, qu’elle ait été honorée par sa patrie pour sa contribution à la culture française, elle disposait de ces honneurs comme une mère des mets déposés sur la table, et tandis qu’elle-même se contentait de restes dans la cuisine, nous ne nous intéressions qu’au festin ― Etait-il suffisamment bon pour flatter notre vanité face à nos hôtes ? Nous ne nous soucions que de savoir si nos livres rencontrent beaucoup de lecteurs en France, s’ils font l’objet d’articles, s’ils ont un quelconque retentissement. Quant aux traducteurs, aux personnes telles que Sylvie Gentil ou Chen Feng ― laquelle d’une autre manière s’efforce de faire connaître en France des auteurs chinois―, ils ne sont déjà plus dans notre champ de vision mais sur une liste de noms oubliés. En revanche, lorsque dans ce grand pays de la littérature, sur la scène parisienne de la littérature mondiale, nos œuvres ne rencontrent aucun écho, nous nous souvenons alors d’eux, nous blâmons ces responsables et les battons froid.
Aujourd’hui, Sylvie Gentil nous a quittés. A 59 ans, elle s’est retirée de la scène littéraire chinoise, et voilà que nous nous souvenons des œuvres de Xu Xing qu’elle a été la première à traduire et promouvoir en France ; c’est elle qui, la première, a présenté aux lecteurs français des romans tels que Le clan du sorgho rouge, elle encore qui s’est efforcée de faire connaître Stèles, tant d’œuvres et d’auteurs pour lesquels elle a travaillé dur dans l’isolement.
Pour ce qui me concerne, si mes livres connaissent aujourd’hui plus ou moins de succès à travers le monde, à y regarder de plus près, c’est grâce à la France. Grâce à Chen Feng qui a les présentés à Sylvie Gentil et Brigitte Guilbaud, deux talentueuses traductrices, ainsi qu’à Claude Payen.
Parmi la dizaine de mes ouvrages publiés aux éditions Philippe Picquier, cinq doivent leur renommée à Sylvie Gentil : Bon baisers de Lénine, Les quatre livres, Les chroniques de Zhalie, Un chant céleste et A la découverte du roman ― et Sylvie avait encore en main Rixi (La mort du soleil) et Jianying ru shui (Dur comme l’eau) qu’elle comptait traduire ― ont eu un retentissement inattendu à travers le monde, alors que je ne suis pourtant pas un auteur dont parlent les médias chinois.
Je sais bien que je ne suis qu’un écrivain chinois parmi d’autres et que mes livres n’ont rencontré d’écho qu’après avoir été traduits. Rien de tel ne serait advenu sans le marché mondial de littérature que représente la France, sans les efforts de Chen Feng pour recommander mes romans les uns après les autres, sans la constance des éditions Philippe Picquier à les publier les uns après les autres ― non, mes romans n’auraient probablement pas reçu le moindre écho.
La France est la porte vers une reconnaissance mondiale que bien des auteurs doivent franchir et, pour ce qui me concerne, Chen Feng, Sylvie Gentil, Brigitte Guilbaud et les éditions Philippe Picquier m’ont aidé à en passer le seuil. Aujourd’hui, avec le départ de Sylvie Gentil, ce n’est pas seulement un pont qui s’effondre devant moi, c’est un abîme désormais bien difficile à franchir pour nombre d’écrivains chinois. Un abîme douloureux pour ses proches, son mari, sa fille et ses amis, auxquels elle ne cessera de manquer. Pour eux, pour nous, le vide, les larmes du deuil, la nostalgie, le tourment et le souvenir se sont installés dans une région du cœur où règne la mort et où s’est glacée la littérature, et cela irrémédiablement depuis son départ le 28 avril à 18h05.
J’ai connu Sylvie il y a plus de dix ans, c’est Xu Xing qui nous a présentés. En 2004, lorsque Chen Feng a recommandé Bons baisers de Lénine en France, deux traducteurs se sont mis au travail avant de rapidement se désister jugeant que la langue de ce roman était impossible à traduire. Je l’ai rapporté à Sylvie qui m’a répondu en souriant : « Si vraiment personne ne l’a fait, alors moi je vais le traduire ! » Elle y a consacré plus de deux ans, de toute son âme. Bons baisers de Lénine est sorti en France ; face à la surprise et à l’enthousiasme des lecteurs, les éditions Philippe Picquier, Chen Feng et moi-même avons assisté à l’inespéré : dans d’autres pays, traducteurs et sinologues qui comprenaient le français, tous louaient la beauté et la perfection de cette traduction. Dès lors, je n’ai plus jamais craint les difficultés de traduction que pouvaient présenter mes romans ; il me suffisait de les lui confier, d’autant que son travail faciliterait certainement leur passage en d’autres langues.
Hélas, elle est déjà partie.
Je me souviens qu’après le nouvel an, juste avant qu’elle ne quitte Pékin, nous sommes allés en famille lui rendre visite, puis, accompagnée de son mari et de sa fille, c’est elle qui est venue chez nous. Nous avions convenu de nous revoir en avril, à son retour, pour parler de la traduction de Rixi. Ses derniers travaux publiés sont Un chant céleste et A la découverte du roman ; avant de quitter ce monde, de cesser de traduire, c’est sur mes œuvres qu’elle travaillait. Le 17 avril, Xu Xing m’a annoncé qu’elle avait un cancer du poumon déjà fort avancé, qu’il allait à Paris lui rendre visite. J’aurais aimé faire un pas en arrière et me dépêcher d’aller la voir, mais malgré tous les plans échafaudés avec Jessica Yeung, je n’ai pu partir à temps. Je songe aux sms de Martin, son mari : « Elle n’a rien pu avaler depuis sept jours », « elle n’a rien pu avaler depuis neuf jours ». A leur lecture, une épaisse obscurité s’est faite autour de moi, j’ai songé que l’écriture n’avait aucun sens, la vie non plus, que la mort et la disparition étaient si effrayantes et inéluctables qu’on ne pouvait leur faire face, et je suis resté stupide, le néant au cœur, une coquille vide sur le fauteuil, le canapé, ou bien tout à fait désincarné, mon âme invisible virevoltant tel un papillon de nuit ne trouvant où se poser, et je me suis demandé ce que Sylvie Gentil pouvait dire aux siens dans les derniers instants de sa vie. Que pouvait-elle dire à la littérature chinoise, aux écrivains chinois qu’elle aimait tant ? Il m’a semblé alors que quoi qu’elle eût pu dire, probablement parce que ce qu’elle aimait et traduisait n’appartenait qu’à la seule littérature chinoise lointaine et solitaire, Paris et la France n’éprouveraient ni désarroi ni tristesse, la Chine ne se sentirait pas concernée : elle était Française et son départ ne serait guère perçu comme celui d’un personnage éminent. Mais moi, depuis hier que j’y pense, il me semble que Sylvie Gentil ne se souciait pas des difficultés ou de l’indifférence conséquentes à son choix de vie ; à coup sûr, à coup sûr l’une de ses dernières recommandations aura été pour la littérature chinoise contemporaine et ses auteurs. Car voici ce qu’elle nous a confié doucement, silencieusement :
« Écrivains, soyez éternellement reconnaissants à tous, absolument tous les traducteurs. »
Non seulement parce qu’ils traduisent nos œuvres et celles des autres, mais aussi parce que depuis notre plus tendre enfance, la littérature dont nous nous nourrissons n’existerait pas sans le labeur des traducteurs.
Chère Sylvie Gentil, puisque tu pars, pars dans la paix et la douceur, et que la littérature nous réunisse pour l’éternité. Et parce que c’est en littérature que nous sommes unis, bien des gens t’oublieront peu à peu, mais retiens aussi que pour cette même raison, certains ne t’oublieront jamais.
Le 30 avril 2017, à Hong Kong.
Yan Lianke